Le peintre Edgar Degas portait un regard aiguisé pour les thématiques économiques, photographie de 1895.
Le peintre Edgar Degas portait un regard aiguisé pour les thématiques économiques, photographie de 1895. Wikimédia / Harvard Art Museums

Lorsque le «Roi Coton» gouver­nait le monde

Le coton était une matière première capitale au XIXe siècle. Pourtant, rares sont les artistes qui s’y intéressèrent. Edgar Degas était de ceux-là: son tableau Le bureau de coton à la Nouvelle-Orléans n’est pas ordinaire.

Barbara Basting

Barbara Basting

Barbara Basting a été rédactrice culturelle. Elle dirige actuellement le secteur Arts plastiques du département Culture de la ville de Zurich.

Au XIXe siècle, le coton devient un levier décisif de la révolution industrielle. Cultivé et transformé depuis des millénaires, surtout en Inde et en Asie orientale, mais également en Italie et dans le Sud de l’Allemagne depuis le XIIe siècle grâce aux importations transitant par Venise, il fonctionne comme un «accélérateur» de l’industrialisation. D’après les conclusions de récentes recherches historiques, le coton serait «une clé de compréhension du monde moderne, des grandes inégalités qui le caractérisent, de la longue histoire de la mondialisation et des changements perpétuels dans l’économie politique du capitalisme». C’est en tout cas la thèse que défend l’historien Sven Beckert dans son ouvrage captivant «Empire of Cotton: A Global History». Après l’invention de méthodes permettant sa transformation industrielle au XIXe siècle en Angleterre, le coton brut, qualifié d’«or blanc», prend le pas sur le lin et la laine, les fibres naturelles jusqu’ici dominantes. Auparavant, les Indiennes avaient déjà jeté les bases de ce changement: il s’agissait d’une toile de coton imprimée longtemps inégalée, originaire d’Inde, qui était échangée contre des esclaves et pour laquelle l’Europe entretenait un commerce triangulaire, appelé également traite atlantique, avec l’Afrique. Car sans ces esclaves, l’augmentation considérable de la production de coton en Amérique aurait été impossible. L’industrialisation entraîne cependant la formation d’un prolétariat industriel en Europe. Des empires commerciaux internationaux et de grosses fortunes voient le jour grâce au commerce et à la transformation du coton. L’entreprise Volkart (qui devint plus tard Reinhart), fondée en 1851 à Winterthour, en est l’un des exemples les plus connus. Jusqu’à sa dissolution en 1999, elle figure au quatrième rang des entreprises de commerce de coton au niveau mondial.
Succursale de Volkart à Karachi, cliché pris en 1903.
Succursale de Volkart à Karachi, cliché pris en 1903. Stadtarchiv Winterthur, archives de la société Gebrüder Volkart, Dép. 42/1695.6
Malgré son importance majeure, le coton constitue rarement un sujet d’étude pour les artistes. Le bureau de coton à la Nouvelle-Orléans, un tableau peint en 1873 par l’artiste français Edgar Degas (1834-1917) lors d’un séjour sur place, est l’une des rares et surprenantes exceptions. Après cela, Degas ne tarde pas à se faire connaître dans le paysage impressionniste, notamment pour ses danseuses. Le bureau de coton à la Nouvelle-Orléans (1873) marque un tournant dans son évolution personnelle et artistique à plusieurs niveaux. Le peintre, qui connaît d’abord un succès mitigé en s’inspirant de l’idéal déjà dépassé des représentations historiques et des peintres du classicisme comme Jean-Auguste-Dominique Ingres, tente de relancer sa carrière avec ce tableau, qui reflète les motifs de ce revirement artistique.
Le tableau de Degas datant de 1873 est plus personnel qu’il n’y paraît au premier regard.
Le tableau de Degas datant de 1873 est plus personnel qu’il n’y paraît au premier regard. Wikimédia / Musée des Beaux-Arts de Pau
La peinture nous dévoile le bureau d’une entreprise à la fin de la période qui précède le grand krach boursier de 1873. Un groupe d’hommes blancs au service du «Roi Coton» – ayant visiblement une bonne situation – prend part aux activités commerciales et financières internationales depuis un bureau. Avec cette étude du milieu du travail (qui occulte du reste complètement la présence des nombreux Noirs à la Nouvelle-Orléans qui s’affairaient pourtant dans ce type de bureau au minimum comme commis), Degas semble à première vue nous livrer une représentation historique, à l’instar du Syndic de la guilde des drapiers de Rembrandt.
Le Syndic de la guilde des drapiers de Rembrandt, 1662.
Le Syndic de la guilde des drapiers de Rembrandt, 1662. Wikimédia / Rijksmuseum
Or, des siècles – et tout un monde – séparent le regard plein d’assurance que les drapiers néerlandais jettent sur nous et leur environnement de l’effervescence étrangement autocentrée des marchands de coton du Nouveau Monde. Degas les représente en grand-angle comme dans une boîte à optique, tels les individus dispersés d’une espèce exotique. Le cœur de leur activité, le coton, est représenté sous la forme d’un ballot étalé sur une table, que deux hommes sont en train d’examiner. Ici, Degas se met en même temps en scène lui-même: c’est l’artiste qui veut nous séduire avec une surface agréablement molletonneuse aux nuances moirées de blanc. Il n’y a presque aucune autre zone du tableau qui soit aussi chatoyante. Une variante plus concentrée des marchands de coton réalisée peu de temps plus tard confirme l’intérêt de l’artiste. Dans cette version, Degas est sur la voie de l’abstraction moderne, renonçant presque entièrement à la dimension anecdotique de son sujet.
Marchands de coton à la Nouvelle-Orléans, 1873.
Marchands de coton à la Nouvelle-Orléans, 1873. Wikimédia / Harvard Art Museums
Mais le Bureau de coton illustre également la capacité de Degas à peindre des portraits psychologiques. Par exemple, l’homme distingué au chapeau haut-de-forme au premier plan en train d’examiner du coton a les lèvres fines d’un connaisseur et le double menton d’un bon vivant. La mise en scène de Degas recèle quelques énigmes. Qui est ce monsieur? Un client critique? Le propriétaire de l’entreprise? Le moustachu qui travaille debout à son pupitre avec un air concentré doit être le comptable. Mais qu’en est-il des deux dandys qui donnent une ambiance de café à l’ensemble? L’un, appuyé à la fenêtre sur la gauche, observe en marge d’un air d’ennui. Le second, avachi nonchalamment sur une chaise au centre du tableau, lit le journal en fumant une cigarette. Il se trouve par ailleurs dans une diagonale qui relie l’homme examinant le coton à un tableau où l’on aperçoit de manière fugitive un voilier naviguant sur un bout de mer. Pour un artiste comme Degas, cette composition ne relève pas du hasard. Le tableau dans le tableau n’a en effet rien d’un accessoire futile: les voiliers transportaient le coton des zones de culture aux sites de production, ainsi que les esclaves à l’origine de l’essor du commerce de coton aux États-Unis, dont la Nouvelle-Orléans était une plaque tournante au début du XIXe siècle. La corbeille à papier qui menace de déborder au premier plan est un autre détail très parlant.
Solution de l’énigme: Degas nous présente ici le bureau de coton de son oncle Michel Musson à la Nouvelle-Orléans. L’homme qui examine le coton au premier plan est Michel Musson lui-même, tandis que celui qui se tient debout devant son pupitre est son associé John E. Livaudais. Les deux dandys sont Achille et René, les frères d’Edgar Degas. Mais la véritable clé du mystère de ce tableau, c’est son année de réalisation: 1873. La société de commerce de coton Musson, Livaudais, Prestidge & Co. déposé le bilan le 1er février 1873, et cette nouvelle paraît dans le journal que René Degas est en train de lire au centre du tableau. Edgar, qui avait accompagné René à la Nouvelle-Orléans afin de fuir les troubles politiques en France, y réalisa le portrait de quelques-uns des membres de la famille. Le Bureau de coton est donc aussi un portrait de famille. Et quel portrait! Degas immortalise le moment dramatique où sa famille fait faillite.
Achille Degas, peint par son frère, 1864.
Achille Degas, peint par son frère, 1864. Wikimédia
Portrait de René Degas, peint par son frère Edgar, 1861-62.
Portrait de René Degas, peint par son frère Edgar, 1861-62. Wikimédia / MFA Boston
Les causes de cette faillite sont plurielles. Tout d’abord, la guerre de Sécession de 1862 et ses conséquences entraînent des rejets considérables dans le commerce de coton déjà établi à l’échelle mondiale. L’abolition de l’esclavage dans les États du Sud a également de sévères répercussions sur la production de coton en termes de volume. Et le krach boursier provoque des ondes de choc sur les marchés financiers en 1873. La véritable origine de la chute de l’entreprise Musson, Livaudais, Prestidge & Co. réside toutefois dans un modèle commercial obsolète. Les conditions des opérations à terme spéculatives, qui firent la prospérité de Michel Musson, changent avec l’apparition des chemins de fer et du télégraphe. Pour réussir, il faut être en mesure de composer avec les nouvelles infrastructures de transport et de communication ainsi qu’avec les tout derniers modèles de financement. Edgar Degas l’a bien illustré avec son frère René lisant un journal devenu un moyen d’information dépassé pour ses ambitions. René scelle effectivement la fin de la société Musson à en raison de mauvaises spéculations. Cette banqueroute provoque également la ruine d’Edgar Degas et de son père, banquier à Naples avec son siège à Paris, en raison d’une interdépendance financière hasardeuse.
Le développement rapide du chemin de fer aux États-Unis modifia la façon de faire des affaires. Certains ne réussirent pas à suivre la cadence. Premier train circulant entre Houston et la Nouvelle-Orléans à partir des années 1880.
Le développement rapide du chemin de fer aux États-Unis modifia la façon de faire des affaires. Certains ne réussirent pas à suivre la cadence. Premier train circulant entre Houston et la Nouvelle-Orléans à partir des années 1880. Library of Congress
Célestine Musson, mère d’Edgar Degas et sœur de Michel Musson, avait investi des parts importantes de la fortune familiale dans l’entreprise. C’est le père de Célestine, le Français Germain Musson, qui est à l’origine de cette fortune avec le commerce du coton et de l’argent à Haïti. À la suite de la révolte de 1804, il émigre à la Nouvelle Orléans, en Louisiane, qui deviendra l’un des États des États-Unis. Outre Michel, fils de Germain Musson, le frère d’Edgar, René, finit par rejoindre lui aussi l’entreprise de commerce alors florissante. Mais à la fin de la guerre de Sécession, la famille se retrouve du côté des perdants, non seulement d’un point de vue commercial mais aussi politique. Michel Musson, qui possède lui-même plusieurs esclaves, échange même, aux dépens de son neveu, un bien immobilier issu de l’héritage du grand-père d’Edgar contre une obligation émise par la Confédération des États du Sud. C’est une débâcle. Il est ici intéressant de jeter un coup d’œil à l’entreprise Volkart qui prospère en parallèle. Tandis que le commerce de coton de la famille Degas s’effondre à la Nouvelle-Orléans par suite de répercussions en cascade, à Winterthour en revanche, on réussit mieux à s’inscrire dans l’air du temps, probablement grâce aux liens avec l’Angleterre. C’est pourquoi Volkart s’étend tout d’abord en Inde. Ce n’est qu’à partir des années 1880 que la société installe une agence aux États-Unis et finit par prendre une part décisive au regain du commerce de coton américain à la fin de la Première Guerre mondiale.

L’art comme gagne-pain

La ruine familiale a de lourdes conséquences sur la subsistance d’Edgar Degas, jusque-là privilégié. Il doit subitement vivre de son art. Il décide d’aborder la chose de façon stratégique avec son Bureau de coton. Il évoque même «[s]on coton», c’est-à-dire son capital, pour qualifier son tableau auprès de son confrère James Tissot. Il a un acheteur possible en vue, le collectionneur d’art anglais William Cottrill, propriétaire d’une filature à Manchester et impliqué, de ce fait, dans le commerce de coton. Mais Cottrill, également victime de la crise américaine du coton, a dû vendre toute sa collection d’art. Indépendamment de cette situation, il n’est pas intéressé par un tableau représentant la faillite d’un confrère aux États-Unis. Et il n’a pas de sensibilité particulière pour la symbolique de la peinture de Degas.
Degas présente son Bureau de coton pour la première fois devant un plus large public lors de la deuxième exposition des Impressionnistes en 1876 à Paris. Si le tableau suscite un certain intérêt, il ne trouve cependant aucun acheteur. Désemparé, l’artiste envoie le tableau à un salon organisé dans le nouveau Musée des Beaux-Arts de Pau en 1878, qui s’en porte acquéreur. Conclu à prix réduit, ce premier achat d’une œuvre impressionniste par un musée est lié au développement du tourisme, cette nouvelle branche économique en plein essor et dans laquelle l’art deviendra bientôt incontournable . Située dans le Sud-Ouest de la France, la ville de Pau entend offrir plus que sa fraîcheur estivale aux riches Anglais et Américains qui viennent en villégiature. Un tableau représentant la Nouvelle-Orléans semble idéal, d’autant que bien des vacanciers devaient leur fortune à l’industrie textile.
La ville de Pau, ici représentée sur une lithographie de Pierre Grose, voulait avoir quelque chose à offrir aux touristes anglosaxons, raison pour laquelle le Musée des Beaux-Arts palois acheta le tableau de Degas.
La ville de Pau, ici représentée sur une lithographie de Pierre Grose, voulait avoir quelque chose à offrir aux touristes anglosaxons, raison pour laquelle le Musée des Beaux-Arts palois acheta le tableau de Degas. Wikimédia
Après ses mauvaises expériences avec le Bureau de coton, Degas découvre d’autres milieux du travail qu’il traitera dans sa peinture, notamment le monde des repasseuses et celui des danseuses, à qui il doit sa notoriété. L’une de ses danseuses atterrit même dans la collection impressionniste d’un héritier de la dynastie du coton Volkart à Winterthour. Oskar Reinhart, qui se retire de la direction de l’entreprise en 1918 pour se consacrer entièrement à son activité de collectionneur, acquiert le tableau en 1923. Après la mort d’Edgar Degas en 1917, il s’est également intéressé aux œuvres de la collection de l’artiste, mais n’a pas eu l’occasion d’aller plus loin. Et de toute façon, son intérêt pour la peinture de Degas a mis du temps à se réveiller et les portraits l’intéressaient plus que les danseuses. Peut-être que le Bureau de coton l’aurait séduit, mais ce tableau s’est hissé dans l’intervalle au rang de représentation historique moderne, devenant inaccessible pour les collectionneurs.

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