Avec leurs pieds, les passagers bloqués ont écrit le mot français «fini» dans la neige pour arrêter les largages dangereux de vivres.
Le Dakota C-53 de l’US Air Force s’est écrasé sur le glacier du Gauli le 23 novembre 1946. Keystone

La naissance du sauvetage aérien en montagne

L’atterrissage d’urgence, en novembre 1946, d’un Dakota C-53 à plus de 3000 mètres d’altitude sur le glacier du Gauli était déjà un exploit en soi. Le sauvetage des douze survivants marqua en plus le début du sauvetage aérien en montagne.

Katrin Brunner

Katrin Brunner

Katrin Brunner est une journaliste indépendante, spécialisée dans l'histoire et chroniqueuse de Niederweningen.

Le pilote Ralph Tate Jr., qui avait alors 25 ans, se souvient: «Je vois des lignes noires devant moi, qui défilent très vite, et puis... Je ne comprendrai que plus tard que c’étaient des crevasses et qu’elles annonçaient un glacier...» L’avion doit transporter huit passagers et quatre membres d’équipage de Vienne à Pise en passant par Marseille. Mais après le décollage, le moteur droit, qui se couvre rapidement de givre, commence à poser problème, si bien que l’appareil doit atterrir à Munich. Les passagers, des militaires américains avec leurs familles ainsi que quelques civils, prennent leur mal en patience. Parmi eux se trouvent Alice-Mary McMahon, une jeune fille de 11 ans, avec ses parents ainsi que Marguerite Gaylord Tate, la mère du pilote. Cette dernière s’apprête à passer quelques jours de vacances à Rome avec son amie Alberta Snavely, la femme du général des forces aériennes américaines à Vienne.

Je crie: ‹On est dans les montagnes› et j’essaie de redresser l’avion. Mais mon copilote croit que je fais un malaise et maintient fermement le manche en position initiale pour m’empêcher de faire la manœuvre de redres­se­ment. La situation devient dangereuse, il y a un risque de décrochage. Je le repousse, mais au même moment, on touche déjà le sol…

Ralph Tate Jr., Pilote

Les montagnes, oui, mais pas les bonnes

L’atterrissage spectaculaire à quelques mètres à peine d’une crevasse est précédé d’un vol extrêmement dangereux qui avait dévié de sa trajectoire durant plusieurs heures. Ralph Tate se croit dans les Alpes françaises, conformément au plan de vol. Avec le recul, il est encore difficile d’expliquer comment l’appareil a pu se retrouver dans les Alpes bernoises. À cette époque, les avions étrangers n’avaient pas le droit de pénétrer dans l’espace aérien suisse. Ce qui est certain, c’est que le vol du DC-53 était très risqué. Entre le mauvais temps, l’absence totale de visibilité et les sommets des montagnes, on se demande par quel miracle l’avion n’a pas heurté plus tôt l’une des nombreuses parois rocheuses. L’appareil glisse au-dessus du glacier à près de 280 km/h avant de s’enfoncer dans la neige. Lorsqu’il s’immobilise, un silence de mort s’installe dans le fuselage. Incapables de distinguer quoi que ce soit alentour, les passagers ne sont pas en mesure d’évaluer l’altitude à laquelle ils se trouvent.
L’épave du Dakota C-53 sur le glacier du Gauli.
L’épave du Dakota C-53 sur le glacier du Gauli.   Keystone
Aucun blessé grave n’est à déplorer, ce qui relève également du miracle. Quelques écorchures et fractures, rien de plus. Et en prime, la radio est intacte. L’opérateur radio et le pilote envoient aussitôt un message de détresse indiquant une position présumée dans les Alpes françaises. Alors que l’appel de détresse est à peine audible par les autorités concernées en France, le signal parvient au commandant de l’aérodrome de Meiringen, Viktor Hug, avec une clarté étonnante. Aussitôt, il informe le Service de l’aviation et de la défense contre avions qu’un avion en détresse semble se trouver à proximité, mais son signalement n’est pas vraiment pris au sérieux et sa proposition d’envoyer des secours est refusée.
Encore aujourd’hui, les débris sur le glacier du Gauli rappellent le crash du Dakota C-53 en 1946.
Encore aujourd’hui, les débris sur le glacier du Gauli rappellent le crash du Dakota C-53 en 1946. Photo: Nadja Brunner
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Encore aujourd’hui, les débris sur le glacier du Gauli rappellent le crash du Dakota C-53 en 1946.
Encore aujourd’hui, les débris sur le glacier du Gauli rappellent le crash du Dakota C-53 en 1946. Photo: Nadja Brunner
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Encore aujourd’hui, les débris sur le glacier du Gauli rappellent le crash du Dakota C-53 en 1946.
Encore aujourd’hui, les débris sur le glacier du Gauli rappellent le crash du Dakota C-53 en 1946. Photo: Nadja Brunner
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Il faut trois jours pour que l’opération de sauvetage suisse soit déclenchée. Tandis que les Américains et les Français explorent fébrilement la zone autour du Mont-Blanc et du Mont-Rose à la recherche du DC-53, les rescapés tentent de s’organiser pour survivre. Ils doivent cependant se rendre à l’évidence: marcher sans but précis sur le glacier enneigé est dangereux et ne ferait que les épuiser.

Meiringen aux mains des Américains

Les autorités militaires finissent par écouter Viktor Hug, et le Dakota C-53 est localisé avec tous les survivants sur le glacier du Gauli. Pendant ce temps, l’événement fait sensation auprès du grand public. Les Américains «inondent» Meiringen de moyens techniques et de personnel. Les rues du village d’habitude si tranquille sont envahies de soldats, de jeeps américaines et de véhicules à chenilles («snowcats»). Mais ils se rendent vite compte que toute cette débauche de matériel ne leur sera d’aucune utilité dans la montagne. Les avions des Alliés doivent se contenter de larguer de grandes quantités de matériel de premiers secours sur le lieu du crash.
Petite exposition présentant des objets trouvés sur le lieu du crash dans la cabane du Gauli.
Petite exposition présentant des objets trouvés sur le lieu du crash dans la cabane du Gauli. Photo: Katrin Brunner
Lorsqu’un sac de charbon pesant environ 60 kilogrammes frappa l’aile du Dakota accidentée, les survivants demandèrent immédiatement de cesser le largage d’objets lourds, craignant des accidents mortels. Après avoir survécu à un crash aérien, ils ne voulaient pas mourir d’une manière aussi absurde.
Mit den Füssen schrieben die gestrandeten Passagiere das französische Wort «fini» in den Schnee, um die gefährlichen Abwürfe von Hilfsgütern zu stoppen.
Avec leurs pieds, les passagers bloqués ont écrit le mot français «fini» dans la neige pour arrêter les largages dangereux de vivres. Keystone
Un soutien vint également de Suisse : une équipe de secours, composée de guides locaux et de membres de la compagnie de garde des forteresses 16, se mit en route vers le site de l’accident, dans une tempête de neige et dans l’obscurité. L’équipe atteignit le lieu de l’accident après une montée éprouvante de 13 heures. Un retour dans la vallée le même jour étant impossible, tout le groupe dut passer la nuit sur le glacier dans un froid glacial. Pendant ce temps, à Meiringen, on travaillait fiévreusement pour permettre un sauvetage aérien. Tous les espoirs reposaient sur un petit avion appelé Fieseler Storch (allemand pour «cigogne»).

Une cigogne sur des skis

Le Fieseler Storch A-97, grâce à sa conception unique, pouvait décoller et atterrir sur de courtes distances. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Viktor Hug, un ingénieur suisse, et son équipe ont expérimenté l’installation de skis à la place des roues standard de l’avion. La Suisse a acquis deux de ces appareils allemands par hasard lorsque, en 1943, deux pilotes militaires allemands en route pour l’Italie se sont égarés et ont atterri à Samedan. Les Suisses ont alors confisqué les avions. En 1944, Hug a commencé à tester les décollages et atterrissages dans des champs de neige profonde, faisant de la Suisse le premier pays à accumuler de l’expérience significative dans les atterrissages sur la neige en haute montagne.
Le Fieseler Storch équipé de patins: Viktor Hug et son équipe lors du montage des patins à neige.
Le Fieseler Storch équipé de patins: Viktor Hug et son équipe lors du montage des patins à neige. Keystone
C’est ainsi que, six jours après le crash, par un temps radieux, l’avion équipé de patins et de skis spéciaux atterrit précisément à côté de l’épave du DC-53 sur le glacier. Les pilotes de l’Armée suisse durent effectuer plusieurs vols aller-retour pour ramener tous les passagers sains et saufs à Meiringen. Le dernier vol permit même de «sauver» les bagages. Alors que les passagers et les bagages étaient évacués, la majeure partie du Dakota DC-53 resta sur le glacier du Gauli. Les Américains voulaient initialement détruire l’avion pour empêcher que des technologies militaires sensibles ne tombent entre de mauvaises mains. Cependant, la Suisse s’y opposa fermement, arguant qu’une telle action violerait sa souveraineté. Finalement, les deux pays convinrent de laisser l’épave sur le glacier. Ainsi, aujourd’hui encore, des pièces de l’avion réapparaissent régulièrement au fil de la fonte du glacier. Cette performance remarquable, tant sur le plan humain que technique, fut célébrée comme il se doit. Hollywood s’empara de l’histoire et en fit un film dramatique intitulé Voyage brisé (« Broken Journey »). Mais plus important encore, cet événement marqua le début des opérations modernes de sauvetage aérien en montagne.
Un film d'actualité suisse de 1946 montrant le sauvetage sur le glacier du Gauli. Archives fédérales suisses

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