Vue aérienne de la station radio du Jungfraujoch en 1963. C’est par ce relais que les images de télévision franchissent les Alpes. D’autres faisceaux hertziens servent au téléphone, ce qui permet de délester les câbles téléphoniques nord-sud.
Vue aérienne de la station radio du Jungfraujoch en 1963. C’est par ce relais que les images de télévision franchissent les Alpes. D’autres faisceaux hertziens servent au téléphone, ce qui permet de délester les câbles téléphoniques nord-sud. Musée de la communication, FFF_19361

L’Eurovision, le concours de la chanson et le Jungfraujoch

Les premières émissions en Eurovision ont été diffusées dans les années 1950. Cette technologie s’appuyait sur un réseau perfectionné de faisceaux hertziens, au centre duquel se trouvait la Suisse, à la pointe de la technique.

Juri Jaquemet

Juri Jaquemet

Dr. phil., Conservateur Technologies de l’information et de la communication, Musée de la Communication, Berne

En mai 2025, la Suisse accueillera pour la troisième fois le Concours Eurovision de la chanson, qui se déroulera à Bâle. Après 69 ans, cette coproduction européenne retrouve ainsi ses racines! Le premier concours Eurovision a eu lieu le 24 mai 1956 à Lugano, au Teatro Kursaal, aujourd’hui détruit. Il a été remporté par la chanteuse suisse Lys Assia avec le titre Refrain. L’émission était placée sous la responsabilité de la télévision suisse, alors en phase de construction, et de l’orchestre de la Radio Monteceneri. Le véhicule de reportage de la télévision suisse avait été envoyé au Tessin par ferroutage via le tunnel du Saint-Gothard. À son bord: des caméras et un studio de télévision mobile destiné à la production d’images TV.
Ces images animées ont été enregistrées lors d’une prestation ultérieure. Elles ne datent donc pas du jour du concours. Le Concours Eurovision de la chanson du 24 mai 1956 n’a probablement pas été enregistré. Ou alors les images ont disparu… YouTube
Le premier Concours Eurovision de la chanson n’avait pas grand-chose à voir avec l’événement qu’il est devenu. Au Teatro Kursaal, le public était essentiellement composé d’invités et d’un jury. Chaque pays participant déléguait deux membres, qui désignaient le gagnant ou la gagnante sans faire intervenir le public, selon une procédure plutôt opaque. En Suisse, du moins, on ne nota pas d’engouement particulier pour Lys Assia dans les quotidiens qui parurent les jours suivants. La victoire suisse ne donna lieu qu’à quelques entrefilets. À l’époque, les appareils de télévision ne sont pas encore très répandus, c’est donc plutôt à la radio que le public suit le concours. Contrairement à ce que laissent supposer certaines vidéos sur YouTube, il n’existe sans doute plus aucune image télévisée de l’événement à proprement parler. La vidéo sur laquelle on peut voir Lys Assia chanter le titre récompensé date d’un autre événement. Seuls des enregistrements radio et quelques bribes vidéo ont été conservés. La raison est simple: en 1956, alors que l’on dispose déjà de divers procédés d’enregistrement et d’archivage de sons produits dans les studios de radio, la technique télévisuelle, elle, n’en est qu’à ses balbutiements et ne s’intéresse guère à la conservation des émissions. Une technologie vidéo abordable et standardisée destinée à l’enregistrement des émissions TV fait défaut.
Magnétophone portable Marsi pour les reportages en dehors des studios de radio, années 1950.
Magnétophone portable Marsi pour les reportages en dehors des studios de radio, années 1950. Musée de la communication, IKT_00396
En 1956, l’équipe du véhicule de reportage a déjà une certaine expérience en matière de télévision, acquise lors de précédentes émissions internationales. Les retransmissions de la Fête des narcisses à Montreux et des matchs de la Coupe du monde de football 1954 ont ouvert la voie. La finale, disputée au stade du Wankdorf, à Berne, entre dans la mémoire collective sous la forme du «miracle de Berne»: la République fédérale d’Allemagne remporte le championnat en battant la Hongrie, pourtant favorite, par 3 buts à 2. Représentée par une équipe sportive fair-play, la RFA fait alors ses premiers pas depuis 1945 vers sa réintégration dans la communauté des nations.
En Suisse, le gouvernement confie les aspects techniques de la télévision à l’administration publique des Postes, téléphones et télégraphes (PTT). En vue de la retransmission de la Coupe du monde de football, les responsables commandent pour la télévision suisse un véhicule de reportage TV entièrement équipé de type Commer Marconi en Angleterre, pays pionnier de la télévision, où ils vont le chercher eux-mêmes. Il n’existe pas encore de personnel formé à la production d’émissions de télévision. Pour la réalisation, on fait appel à des professionnels du théâtre, tandis que les studios de radio suisses fournissent eux aussi un peu de savoir-faire pour la production d’émissions complexes.
Les PTT commandent en Angleterre un véhicule de reportage entièrement équipé. Un fonctionnaire des PTT passera exprès le permis poids lourd pour pouvoir le rapporter en Suisse. Ici, le véhicule est embarqué sur un bac dans le port de Harwich.
Les PTT commandent en Angleterre un véhicule de reportage entièrement équipé. Un fonctionnaire des PTT passera exprès le permis poids lourd pour pouvoir le rapporter en Suisse. Ici, le véhicule est embarqué sur un bac dans le port de Harwich. Musée de la communication, FFF_10259
La télévision suisse coopère aussi parfois avec des diffuseurs étrangers. La Radiotelevisione Italiana (RAI), par exemple, apporte un soutien technique à la télévision suisse pour la retransmission du match de Coupe du monde Suisse-Italie, à Lausanne. Ce qui n’empêche nullement l’équipe suisse de se montrer ingrate sur le terrain en battant l’Italie 2 à 1. La Fête des narcisses à Montreux, la Coupe du monde de football 1954 et le Concours Eurovision de la chanson de 1956 prennent d’assaut les écrans européens sous le label «Eurovision». Son générique, qui reprend le «Te Deum» du compositeur français Marc-Antoine Charpentier (1634-1704), est gravé dans la mémoire collective. Cet indicatif a été diffusé pour la première fois le 6 juin 1954 pour la retransmission de la Fête des narcisses à Montreux. Quant au néologisme «Eurovision», on le doit au journaliste britannique George Campey, et il s’est imposé en un temps record pendant les «Semaines européennes de la télévision» de juin et juillet 1954.
Qui n’a jamais entendu l’hymne de l’Eurovision? YouTube
Avec la retransmission du couronnement de la reine Elisabeth II le 2 juin 1953, la BBC prouve que des images télévisées peuvent franchir les frontières nationales. La cérémonie peut être suivie en direct en France, aux Pays-Bas et en Allemagne. Le projet de l’Eurovision a été lancé dès 1950. L’idée originale est attribuée au Vaudois Marcel Bezençon (1907-1981), qui à cette époque dirige la Société suisse de radiodiffusion et de télévision SSR. À ce titre, il préside aussi l’UER, qui planche sur un projet de programme d’échange international. L’Union européenne de radio-télévision permet à 23 radiodiffuseurs d’Europe et du bassin méditerranéen de se coordonner. Objectif: échanger des reportages, des documents visuels, et standardiser la technique. Rétrospectivement, les émissions en Eurovision des années 1950 peuvent être considérées comme un avant-goût du projet d’intégration européenne. Mais contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, la Suisse est très impliquée. Dans un article intitulé «5 Jahre Eurovision» paru le 6 juin 1959, le Tages-Anzeiger cite un journaliste américain affirmant qu’«en Europe, les gens de la télévision sont en avance de deux cents ans sur les politiques»: alors que l’unité politique de l’Europe en reste encore au stade des belles paroles, il existe depuis cinq ans une «collaboration exemplaire» dans le secteur de la télévision.

La technique, point critique

Dans les années 1950, pour retransmettre les émissions de l’Eurovision en temps réel, on n’a ni satellites ni fibre optique. On ne peut s’appuyer que sur le réseau européen de transmission hertzienne, alors en construction – également connu en Suisse sous le nom de réseau d’ondes dirigées. Des ondes radio sont envoyées par des antennes directives sous forme de faisceaux, et la transmission électromagnétique du signal est concentrée sur une ligne directe reliant deux antennes, entre lesquelles il faut donc une visibilité constante. Le véhicule de reportage évoqué plus haut est donc accompagné d’un autre véhicule équipé d’une antenne directionnelle mobile. Pour diffuser en direct, il faut commencer par mettre en place sur le site une liaison par ondes dirigées. La production de l’émission relève de la responsabilité de la télévision suisse. À l’extérieur du véhicule de reportage, les PTT prennent le relais et transmettent les signaux d’image. Les rôles sont ainsi clairement répartis. Pour la Coupe du monde de football 1954, qui se déroule au Wankdorf, les PTT orientent l’antenne sur l’émetteur du Bantiger. De là, des liaisons sont en place vers le Chasseral et le Jungfraujoch. Ce dernier, sorte de col alpin par où transitent les données audiovisuelles, est d’une importance capitale pour le réseau hertzien des années 1950.
Un véhicule de reportage en action lors des championnats du monde de cyclisme sur route de 1961. Sur son toit, une antenne à faisceaux hertziens qui permet aux PTT de transmettre les images.
Un véhicule de reportage en action lors des championnats du monde de cyclisme sur route de 1961. Sur son toit, une antenne à faisceaux hertziens qui permet aux PTT de transmettre les images. Musée de la communication, FFF_59307
Ce plan du réseau européen de faisceaux hertziens datant de l’été 1954 montre l’importance de la station du Jungfraujoch comme point de passage. C’est par ce relais que les données audiovisuelles franchissent les Alpes.
Ce plan du réseau européen de faisceaux hertziens datant de l’été 1954 montre l’importance de la station du Jungfraujoch comme point de passage. C’est par ce relais que les données audiovisuelles franchissent les Alpes. Archives de la NZZ
À partir de la fin des années 1940, les ondes dirigées sont envisagées comme alternative aux câbles téléphoniques posés par exemple dans le tunnel de base du Saint-Gothard, qui atteignent leurs limites. Pendant l’été 1948, les PTT évaluent donc de possibles liaisons par ondes dirigées pour franchir les Alpes. Pour y parvenir, ils instaurent une coopération qui va s’avérer typique de l’époque de la Guerre froide. Munis de télescopes, de projecteurs de signaux, de systèmes techniques pour faisceaux hertziens et de matériel d’escalade en quantité, une petite troupe s’élance, composée d’éléments des PTT, de la section Service de transmission du service du génie et de la section technique militaire du Département militaire. L’essentiel des instruments de mesure est fourni par la société argovienne Brown Boveri & Cie. C’est donc une sorte de petit complexe militaro-industriel suisse qui effectue les tests de faisceaux hertziens. La ligne Monte Generoso-Jungfraujoch-Chasseral se révèle idéale. Les deux premiers points sont déjà accessibles par voie ferrée et disposent d’infrastructures touristiques. Du haut du Monte Generoso, un panorama s’ouvre au sud sur la plaine du Pô et certaines zones des Apennins, tandis que côté nord, on aperçoit le Jungfraujoch. Du Jungfraujoch, on peut embrasser du regard une grande partie du Plateau suisse et le Jura. Des conditions idéales, donc, pour des liaisons par ondes dirigées! Enfin, le Chasseral permet de transmettre les signaux vers la France et l’Allemagne.
La station radio du Monte Generoso, photo de 1961.
La station radio du Monte Generoso, photo de 1961. Musée de la communication, FFF_19416
L’imposante station émettrice du Chasseral, 1961.
L’imposante station émettrice du Chasseral, 1961. Musée de la communication, FFF_54036, © Fotostiftung Schweiz
La recherche de l’emplacement idéal dans l’environnement de haute montagne du Jungfraujoch pose de grandes difficultés au petit groupe des PTT. Les vents pouvant aller jusqu’à 100 km/h, le givre et la neige soufflée endommagent les antennes installées à titre expérimental, placées dans une tente «Gotthard» rudimentaire de l’Armée suisse. Le matériel technique pour les ondes dirigées est arrimé à une luge hissée par cordes sur la crête. Sujets au vertige, s’abstenir! L’alimentation électrique est assurée par un câble de 800 mètres de long raccordé à la gare du Jungfraujoch. Finalement, un point idéal est identifié. Fin août 1948, la liaison est testée, avec démonstration devant les huiles de la conférence des directeurs des PTT, qui pour l’occasion ont gravi le Chasseral. Pour le moment, il s’agit surtout de délester les câbles téléphoniques qui passent par le Saint-Gothard, mais tout le monde a conscience que la liaison testée pourra aussi servir à la transmission de signaux télévisés.
Pour les essais d’ondes dirigées sur le Jungfraujoch, les PTT testent différents types d’antennes et différents emplacements. Ici, une antenne Chireix-Mesny en dessous de l’observatoire du Sphinx, en 1952.
Pour les essais d’ondes dirigées sur le Jungfraujoch, les PTT testent différents types d’antennes et différents emplacements. Ici, une antenne Chireix-Mesny en dessous de l’observatoire du Sphinx, en 1952. Musée de la communication, FFF_73168
Image 01 de 05
Attention au vertige! Du matériel pour faisceaux hertziens, amarré sur une luge, est hissé vers la crête est par la face nord-est de la Jungfrau.
Attention au vertige! Du matériel pour faisceaux hertziens, amarré sur une luge, est hissé vers la crête est par la face nord-est de la Jungfrau. Musée de la communication, FFF_73237
Image 01 de 05
Pendant l’été 1948, deux collaborateurs de l’équipe des PTT portent du matériel de diffusion radio sur la crête est de la Jungfrau.
Pendant l’été 1948, deux collaborateurs de l’équipe des PTT portent du matériel de diffusion radio sur la crête est de la Jungfrau. Musée de la communication, FFF_73025
Image 01 de 05
Tentes Gotthard sur la crête est de la Jungfrau. L’antenne directionnelle est orientée vers le Monte Generoso. À l’arrière-plan, on aperçoit l’observatoire du Sphinx.
Tentes Gotthard sur la crête est de la Jungfrau. L’antenne directionnelle est orientée vers le Monte Generoso. À l’arrière-plan, on aperçoit l’observatoire du Sphinx. Musée de la communication, FFF_73992
Image 01 de 05
La station relais radio de la Jungfrau avec ses nouveaux équipements, vers 1970.
La station relais radio de la Jungfrau avec ses nouveaux équipements, vers 1970. Musée de la communication, FFF_72682
Image 01 de 05
Située sur la crête orientale de la Jungfrau, à 3705 mètres d’altitude, la station relais radio du Jungfraujoch est mise en service à temps pour les émissions en Eurovision de l’année 1954. L’accès à cette station des PTT se fait par un tunnel creusé spécialement à cet effet, dont 150 mètres traversent la «glace éternelle». Le dénivelé de 255 mètres par rapport à la gare du Jungfraujoch est ensuite franchi par un funiculaire souterrain. Le 28 mai 1954, la NZZ annonce que l’axe européen de télévision Hambourg-Rome est prêt à fonctionner. En Europe, plus de 5000 kilomètres de liaisons par faisceaux hertziens s’apprêtent à retransmettre la Coupe du monde de football. Elles garantissent la diffusion en direct des images au Royaume-Uni, en France, en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne, au Danemark et en Italie. Les bandes-son accompagnant les images, qui proviennent des commentateurs envoyés sur place par chaque pays, continuent pour certaines à être transférées par câbles téléphoniques puis associées aux images dans le pays de destination.
Reportage télévisé de 1990 sur la station radio du Jungfraujoch (en allemand). SRF
Par combien de personnes la Coupe du monde a-t-elle été suivie à la télévision? On trouve des chiffres variés, allant de 40 à 90 millions. Dans son rapport de gestion 1954, la SSR mentionne 4 millions de téléspectateurs et téléspectatrices – chiffre qui se réfère sans doute au nombre total d’appareils de télévision connectés. À cette époque, il est encore rare qu’un foyer possède un poste. Pour regarder les matchs, la plupart des gens se rassemblent au restaurant, dans un magasin de radio-télévision, ou dans le seul salon de la rue équipé d’un téléviseur. Les «fan zones» ne sont donc pas une invention datant des grands écrans et des vidéoprojecteurs.

Le Tessin exclu de la fête

Pour les Tessinois et les Tessinoises, les premiers événements en Eurovision ont un goût amer. L’Italie a beau être fournie en images télévisées via le Monte Generoso, les programmes de la télévision suisse ne sont pas reçus dans le canton du sud. En effet, il n’est pas encore équipé d’antennes omnidirectionnelles terrestres, qui ne seront inaugurées qu’en 1958. Les chanceux – c’est-à-dire ceux dont la maison est favorablement située – reçoivent les programmes italiens et peuvent donc suivre les émissions en Eurovision. Entre 1950 et 1954, les PTT coupent court à quelques initiatives individuelles pour amener les signaux de la RAI dans le Sopraceneri par le biais de passerelles radio. Aucune entorse n’est tolérée à leur monopole. L’État veut garder le contrôle sur les images animées et les contenus des émissions.
Dans les années 1950, on ne chômait pas dans le premier véhicule de télévision de Suisse. Mais le Tessin n’en profitait pas. Ce véhicule fait aujourd’hui partie de la collection du Musée de la communication. Musée de la communication, PfM_0117
L’une des caractéristiques du réseau suisse d’ondes dirigées est sa souplesse. Dans les années 1950, la tour émettrice de l’Uetliberg prend la relève de la station du Chasseral pour un grand nombre de besoins. Le hub central de télévision à ondes dirigées de Suisse alémanique se rapproche des studios de la télévision suisse, à Zurich. En 1964, la tour directionnelle Felsenegg-Girstel est mise en service et devient un nouveau pôle majeur du réseau de faisceaux hertziens. En mai 2025, quand les participants et participantes au concours de l’Eurovision monteront sur scène à Bâle, la station du Jungfraujoch ne sera plus de la partie. Swisscom a mis définitivement cette installation à l’arrêt en 2011. L’année suivante, les antennes paraboliques ont été démontées. Le Chemin de fer de la Jungfrau a repris le bâtiment et le funiculaire. En 2018, on a appris que la compagnie prévoyait d’ouvrir une boutique d’horlogerie ultra-chic sur le site de la station émettrice. Renseignements pris, la télévision suisse utilisera un câble en fibre optique pour transmettre au Tessin les images du concours de l’Eurovision à Bâle. Quant à l’Italie, elle recevra l’émission culte par satellite.
Cet article a été initialement publié sur le blog du Musée de la communication.

Autres articles