
Objectif Jungfrau
L’idée d’un chemin de fer sur la Jungfrau a suscité un vif enthousiasme populaire. Au milieu des années 1880, on assiste à une véritable course entre des ingénieurs dont les projets sont plus audacieux les uns que les autres. Adolf Guyer-Zeller écartera ses concurrents tout en s’inspirant de leurs idées, et c’est lui qui finira par ouvrir la montagne au tourisme de masse.
Cette feuille du carnet de notes de Guyer-Zeller est conservée dans les archives du chemin de fer de la Jungfrau. Elle illustre autant la géniale intuition inspirée par le paysage alpin à Guyer-Zeller en 1893 que l’importance de la construction d’un chemin de fer sur la Jungfrau. C’est aussi un élément du culte de la personnalité dont les pionniers de l’ère industrielle aimaient à se nimber. Cela étant, Adolf Guyer-Zeller n’entra que sur le tard dans la course ferroviaire à la Jungfrau, non sans s’être approprié les idées de ses prédécesseurs et concurrents dont il se débarrassa sans pitié.
Le progrès technique à la conquête des Alpes
D’abord une simple plaisanterie
Trois ans plus tard, la plaisanterie n’en est plus une. La ligne de chemin de fer reliant Interlaken à Lauterbrunnen et Grindelwald est en construction, tandis qu’une demande de concession a été déposée pour une ligne vers la Kleine Scheidegg. En 1889, trois projets de chemin de fer vers la Jungfrau sont présentés à un public stupéfait.
L’ingénieur de la tour Eiffel ouvre les feux
Koechlin prévoit une ligne qui atteindra le sommet de la Jungfrau au départ de la vallée de Lauterbrunnen à travers six tunnels. Des trains à crémaillère ou des funiculaires permettront de franchir un dénivelé de 3175 m. Un hôtel et une station de recherche sont prévus au sommet. Budget: 9,2 millions de francs.
Le plan de Koechlin suscite la polémique dans la presse, non sans allusion à la tour Eiffel et à son éminent auteur. «Ce projet est une manifestation caractéristique de notre temps, qui ne recule devant aucune difficulté technique. […] Il est clair qu’un chemin de fer sur la Jungfrau serait à l’Oberland bernois ce que la tour Eiffel est à Paris – un exploit technique qui attirerait des voyageurs du monde entier.» L’Oberländische Volksblatt est plus nuancé: «Le plan est d’une audace dépassant toutes les audaces. S’il est réalisé, ce sera un triomphe pour le genre humain alors qu’il y a à peine vingt ans, on aurait qualifié un tel exploit de folie sacrilège. […] Un capitalisme sans scrupules veut ainsi étendre son emprise des vallées aux sommets les plus élevés du monde.» Quant au Berner Tagblatt, il alimente la polémique en affirmant qu’un chemin de fer sur la Jungfrau est d’aussi mauvais goût que la tour Eiffel et qu’il profanerait la montagne: «Ainsi, le peu de respect qu’il reste pour la virginité de nos Alpes […] devrait être sacrifié sur l’autel du profit?» Quant au Nebelspalter, il illustre cette mégalomanie avec le dessin d’une gare de téléphérique en forme de gigantesque tour Eiffel.
La Jungfrau via poste pneumatique
Souhaitant accorder une seule concession, le Conseil fédéral encourage les trois concurrents à une coopération qu’ils acceptent, sous la direction de Koechlin, à qui le Parlement attribue une concession en 1891. La Confédération exige toutefois des preuves de l’innocuité du projet. On craint en effet qu’un changement d’altitude rapide suivi d’un séjour à 3000 m puisse être dangereux. Les pionniers du chemin de fer devront donc produire des expertises positives, ce qui ne va pas les aider à trouver des bailleurs de fonds.
Un projet au départ de l’Eiger
Intrigues et appropriations
Guyer-Zeller combat ses concurrents par tous les moyen. Pour consolider leur projet et accélérer la construction de la ligne de l’Eiger, Strub et Studer tentent alors de transférer les droits du premier tronçon Kleine Scheidegg-Rotstock au chemin de fer de la Wengernalp, dont Studer est le directeur. Mais l’assemblée générale des actionnaires décèle un rendement potentiel plus important dans le chemin de fer de la Jungfrau et choisit l’expectative «jusqu’à la décision du Parlement sur le projet Eiger-Mönch-Jungfrau» déposé par Guyer-Zeller, qui déclare à la presse que les 191 m supplémentaires de la Jungfrau lui valent la priorité. Lorsque la Confédération lui accorde une concession provisoire, c’en est fini du projet de l’Eiger. Strub et Studer capitulent et cèdent leurs droits d’accès à Guyer-Zeller, moyennant une indemnité de 15 000 francs.

L’œuvre inachevée
Six mois plus tard, âgé de 60 ans, Guyer-Zeller décède d’un infarctus. Le projet connaît de graves difficultés financières. Tout est donc mis en œuvre pour ouvrir les étapes menant au col de la Jungfrau afin de récolter de l’argent. On renonce au dernier tronçon «serpentant autour de la montagne» et à l’ascenseur qui aurait dû en atteindre le sommet.




