La contre­bande entre la Suisse et l’Italie

La contrebande demeure ancrée dans la mémoire collective des Tessinois. Pendant des siècles, cette activité a permis à une bonne partie de la population d’améliorer ses maigres revenus. Retour sur quelques anecdotes savoureuses qui ont pour cadre la frontière sud de la Suisse.

Jean-Luc Rickenbacher

Jean-Luc Rickenbacher

Jean-Luc Rickenbacher est historien et conservateur au Musée Suisse des Transports à Lucerne.

Des adolescents aux vieillards, les membres de villages entiers se livraient à ce commerce illégal, que ce soit par voie terrestre ou lacustre. Les méthodes utilisées pouvaient d’ailleurs revêtir des formes spectaculaires. La misère sociale des régions frontalières, dans lesquelles la survie était pour les habitants un combat au quotidien, constituait l’une des principales motivations pour s’adonner à cette activité. Les trafiquants, en majorité des paysans, voyaient dans la contrebande du tabac, du café, de l’alcool et d’autres denrées alimentaires, un moyen bienvenu de mettre un peu de beurre dans les épinards.

La Suisse: royaume des prix bas

La contrebande de marchandises se pratiquait principalement de la Suisse vers l’Italie en raison de la politique douanière mise en œuvre par les deux pays. Tandis que le gouvernement italien avait déjà introduit des taxes dans ce domaine dans les années 1870, la Confédération restait fidèle au principe de la liberté de commerce. Les différences de prix entre les deux pays étaient donc très sensibles: en 1897, un kilo de sucre coûtait l’équivalent de 0,6 lire en Suisse, contre 1,5 en Italie, et un kilo de café l’équivalent de 3,5 lires, contre 5,5 en Italie. Pratiquement tous les contrebandiers interceptés à la frontière habitaient les communes italiennes limitrophes. Les garde-frontières transalpins (Guardia di Finanza) firent ériger une clôture métallique coûteuse (ramina) pour empêcher le trafic illégal.

Du côté suisse, on considérait cette activité uniquement comme une forme d’exportation inappropriée, sur laquelle les autorités locales fermaient le plus souvent les yeux avec mansuétude. De nombreux magasins helvétiques proches de la frontière amélioraient leur quotidien en fournissant les trafiquants. Ces points de vue radicalement différents entre les deux pays provoquaient régulièrement des tensions au niveau régional.

La clôture marquant la frontière dans la région de Poncione d’Arzo. Photo: collection G. Haug

Le sous-marin utilisé par les contrebandiers qui fascinait hier les garde-frontières émerveille aujourd’hui les enfants. Photo: Archives d’État du canton du Tessin

Un sous-marin à pédales!

Les contrebandiers se montraient particulièrement inventifs pour faire passer toutes sortes de produits au nez et à la barbe des autorités. En 1866, la Guardia di Finanza de la gare de Chiasso découvrit ainsi une meule de fromage creuse remplie de 300 kilos de tabac! Au fil du temps, les méthodes des malandrins devinrent de plus en plus sophistiquées. Ainsi, en novembre 1948, les garde-côtes qui surveillaient les rives du lac de Lugano mirent la main sur un sous-marin de 3 mètres de long pouvant transporter 450 kilos de marchandises, dont la particularité était d’être commandé par des pédales reliées à l’hélice! On peut admirer une réplique miniature de cet engin au Musée suisse des douanes.

La plupart du temps, les biens étaient toutefois acheminés de l’autre côté de la frontière à l’issue de marches épuisantes par des colonnes de trois à dix personnes portant une bricolla, une sorte de sac à dos en osier. Afin de faire le moins de bruit possible en marchant dans la forêt, les contrebandiers étaient équipés de chaussures spéciales en étoffe appelées peduli. Leurs bandes étaient précédées d’éclaireurs armés de bâtons, de couteaux ou de faucilles (falcetti). S’ils tombaient sur une patrouille, ils avertissaient les membres de la colonne ou donnaient le signal du repli. Dans certains cas, les garde-frontières, souvent des hommes de condition modeste envoyés dans des postes reculés, se laissaient corrompre. La tâche du chef de la bande consistait alors à négocier avec eux le montant de leur silence. Même si les contrebandiers essayaient en principe d’éviter les affrontements violents avec les représentants de l’État, on assistait régulièrement à des accrochages sanglants.

Les trafiquants utilisaient non seulement des hommes, des bateaux, des chariots ou des trains mais aussi des chiens pour transporter la marchandise. Il est arrivé que des bandes comprennent beaucoup plus que les trois à dix personnes habituelles. L’une des colonnes les plus importantes s’appuyait sur pas moins de 131 personnes! Elle fut interceptée par une patrouille italienne entre Arogno et le Val d’Intelvi en 1934.

Quoi qu’il en soit, la contrebande ne doit pas être considérée uniquement comme une forme romantique de commerce transfrontalier. Entre 1868 et 1894, entre un quart et un tiers de la production totale de tabac du Tessin a été acheminé illégalement de l’autre côté de la frontière. Les petites manufactures de tabac des environs de Chiasso étaient entièrement tributaires de la conjoncture de l’activité de contrebande. Il faut bien avouer que sur le plan régional, cette dernière revêtait une importance économique non négligeable.

Le Musée suisse des douanes

Das Zollmuseum in Gandria.

Vous en apprendrez plus sur la contrebande entre la Suisse et l’Italie en visitant le Musée suisse des douanes à Cantine di Gandria. Vous pourrez y acheter le livre Le Musée suisse des douanes qui raconte les dessous de commerce illégal et l’histoire de l’établissement.

Ouvert tous les jours du 7 avril au 20 octobre 2019, de 13 h 30 à 17 h 30

Entrée: CHF 5.–/ 2.50 (de 6 à 16 ans), gratuit jusqu’à 6 ans

www.museedesdouanes.admin.ch

Contrebandier en train de fabriquer des peduli à Scudellate, dans la vallée de Muggio. Photo: Archives d’État du canton du Tessin

Chien de contrebandiers équipé d’une bastina. Photo: collection D. Ravasi

Représentation d’une bande de contrebandiers interceptée en 1934 dans le Val d’Intelvi dans La Domenica del Corriere. Photo: La Domenica del Corriere, 21 janvier 1934

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