Louise et André en couple sur une carte postale.
Louise et André en couple sur une carte postale. Druck und Verlag E. Graenert, Amsterdam

Le scandale est rendu public

Louise et Léopold, les Habsbourg en fuite, laissent volontairement des fausses pistes en Suisse pour rester cachés. Mais ils échouent et le scandale indigne la noblesse et le grand public dans l’Europe tout entière.

Michael van Orsouw

Michael van Orsouw

Michael van Orsouw est docteur en histoire, poète et écrivain. Il publie régulièrement des ouvrages historiques.

C’est un bien étrange groupe qui se réunit à Zurich en décembre 1902: Léopold-Ferdinand et sa sœur Louise, tous deux membres de la famille des Habsbourg et fugitifs, accompagnés de leurs amants respectifs Wilhelmine Adamovic, ancienne prostituée et André Giron, l’ancien professeur de langues des cinq enfants de Louise à Dresde. Le Belge est arrivé en ville un jour après le reste du groupe. Afin de dissimuler leur fuite, les fugitifs ont recours à un ingénieux stratagème. L’un de leurs amis remet un télégramme au nom de Louise à Bruxelles, dans lequel elle informe la cour saxonne de son époux abandonné qu’elle ne veut plus jamais revenir à Dresde. Le contenu du faux télégramme se répand partout en Europe et fait l’effet d’une «bombe», d’après la Neue Zürcher Zeitung qui fait d’ordinaire preuve de retenue; car jusque là, on supposait que Louise était encore à Salzbourg et certainement pas à Bruxelles, d’où était originaire son amant André Giron.
Notre illustre quatuor, qui a quitté précipitamment Zurich de nuit pour se rendre à Genève. De gauche à droite: Léopold-Ferdinand, Louise, André Giron et Wilhelmine Adamovic.
Notre illustre quatuor, qui a quitté précipitamment Zurich de nuit pour se rendre à Genève. De gauche à droite: Léopold-Ferdinand, Louise, André Giron et Wilhelmine Adamovic. Wikimedia
Afin de brouiller encore plus les pistes, Louise, Léopold et leurs compagnons décident de poursuivre leur chemin vers Genève. Le 15 décembre, ils demandent quatre chambres à l’Hôtel d’Angleterre. Avant Noël, les fugitifs mènent à Genève une vie insouciante. Ils se promènent en ville, sans se douter que dans l’ombre, les télégraphes tournent à plein régime. Après deux jours d’incertitude, la police secrète saxonne découvre que la princesse héritière ne s’est pas échappée à Bruxelles mais à Genève. Une délégation est immédiatement envoyée de Saxe et s’installe également à l’Hôtel d’Angleterre. À sa tête, l’officier de police judiciaire Arthur Schwarz.
Le quatuor se cache à l’Hôtel d’Angleterre à Genève.
Le quatuor se cache à l’Hôtel d’Angleterre à Genève. notrehistoire.ch / Bibliothèque de Genève
Ce dernier veut kidnapper la princesse héritière avec l’aide de ses hommes. Mais la police genevoise a vent de son plan et le fait échouer, Genève ne tolérant aucune action secrète d’une police étrangère. À la suite de cela, la Suisse proteste officiellement auprès du royaume de Saxe contre la violation de sa souveraineté. L’officier de police judiciaire saxon Arthur Schwarz est donc sommé de renoncer à son plan d’enlèvement; il maintient toutefois la surveillance étroite de la princesse. Il intercepte le courrier destiné aux clients royaux de l’hôtel, soudoie des femmes de chambre avec de généreux pourboires et reproduit à la main avec précision les plans de l’hôtel pour déterminer quelles chambres donnent sur un couloir, et surtout où les lits se trouvent: celui de la princesse héritière est placé directement à côté de celui de Giron, ce qu’il interprète comme une nouvelle preuve d’adultère! L’archiduc Léopold, qui s’agace de la présence importune de l’officier de police judiciaire saxon, demande à réserver l’hôtel tout entier, afin de se débarrasser de Schwarz. Mais l’hôtelier rejette sa requête, par égard pour les autres clients.
Le fait qu’ils montrent et célèbrent leur intimité est scandaleux: Louise et son amant André Giron sur une carte postale.
Le fait qu’ils montrent et célèbrent leur intimité est scandaleux: Louise et son amant André Giron sur une carte postale. Druck und Verlag C. Meissner, Leipzig
L’enlèvement ayant échoué et l’adultère n’étant pas un motif suffisant d’emprisonnement à Genève, les Saxons s’engagent sur la voie juridique: ils accusent Louise du vol des joyaux de la couronne saxonne d’une valeur de 800 000 marks et demandent pour cela un mandat d’arrêt international. Mais ce n’est que calomnie: en quittant Dresde, Louise a emporté avec elle bien moins de bijoux que ce que la famille royale prétend. L’avis de recherche international est donc levé après quelques jours.

Un coup de maître en termes de relations publiques

Après un premier mensonge pour gagner du temps, selon lequel Louise serait tombée malade, il est impossible d’étouffer l’affaire plus longtemps. Le 22 décembre, le bulletin officiel de la cour royale saxonne est publié. «Son Altesse Impériale et Royale la Princesse héritière a soudainement quitté Salzbourg, apparemment malade et agitée, pour se rendre à l’étranger, coupant toute relation avec ses proches en Saxe.» Cette communication officielle vise à mettre fin aux rumeurs incessantes. La formulation «apparemment malade et agitée» est révélatrice: Louise est considérée comme malade, même si l’adverbe «apparemment» atténue l’affirmation d’un état pathologique. Sur ce point, le bulletin constitue un coup de maître en termes de communication politique car il laisse de nombreuses pistes ouvertes.
La vie tragique de Louise en images... YouTube
Les journaleux s’emparent de l’histoire: une princesse héritière et un archiduc prennent la fuite parce qu’ils aiment des gens du peuple; et ce n’est pas tout: elle est enceinte! C’est le scénario d’un vaudeville par excellence, même pour les journaux classiques qui, à cette époque, sont de plus en plus friands de ce genre de thèmes. Louise, Léopold et André Giron reçoivent des journalistes de toute l’Europe, et même d’Amérique, et leur fournissent volontiers des informations, notamment pour des journaux célèbres tels que Le Figaro de Paris, le Münchner Neueste Nachrichten ou encore le New York Herald.
La presse suisse, ici le «Tägliche Anzeiger für Thun und das Berner Oberland», écrit elle aussi sur Louise et Léopold.
La presse suisse, ici le «Tägliche Anzeiger für Thun und das Berner Oberland», écrit elle aussi sur Louise et Léopold. e-newspaperarchives
Léopold confirme qu’il souhaite être libre le plus tôt possible et épouser la femme qu’il aime. Louis espère «dissoudre son union» et épouser Giron, son amour pour lui étant «extrêmement sincère». Ils ne se laissent pas intimider: leurs aventures, initialement gardées secrètes, mettent désormais le royaume de Saxe dans un réel embarras et le couvrent de ridicule partout en Europe. La noblesse européenne s’indigne, tandis que la gauche voit dans cette affaire une preuve supplémentaire du déclin prochain de cette monarchie dégénérée. Le journal viennois Neue Freie Presse analyse avec perspicacité: «La rupture entre passion et tradition ne s’est jamais exécutée de manière aussi radicale et effrontée au sein d’une maison royale. On ressent réellement l’opposition entre l’ancienne et la nouvelle époque.»
Léopold et Wilhelmine Adamovic défraient eux aussi la chronique. Le journal viennois Kronenzeitung voit dans cette relation une «mésalliance princière».
Léopold et Wilhelmine Adamovic défraient eux aussi la chronique. Le journal viennois Kronenzeitung voit dans cette relation une «mésalliance princière». Kronenzeitung, Wien
Ce scandale est bien plus qu’une infraction aux règles par deux nobles débridés; il incarne l’affrontement d’hier et de demain. L’ancien temps est marqué par de profonds bouleversements et mutations: l’industrie produit toujours plus à des coûts toujours plus faibles; la mondialisation suit son cours; les femmes revendiquent leurs droits; l’automobile, l’électricité et le téléphone accélèrent le quotidien; la science et l’art renversent l’ancienne conception du monde. Les hommes de l’ancien temps ont le sentiment d’être montés à bord d’un train lancé à toute allure dont ils ne connaissent pas la destination. De nombreuses personnes, inquiètes, se trouvent prises entre «l’ancienne et la nouvelle époque». La rupture publique de Louise et Léopold avec la tradition ne peut être considérée que dans ce contexte.

Louise et Léopold

En 1902, la princesse héritière Louise et l’archiduc Léopold d’Autriche-Toscane se réfugient en Suisse. Le frère et la sœur veulent échapper au carcan de la famille Habsbourg. Ils y parviennent, mais mènent ensuite une existence de bourgeois ordinaires émaillée de scandales, avant de mourir dans la pauvreté et la solitude. 1re partie: Fuite vers la suisse 2e partie: Le scandale est rendu public 3e partie: L’archiduc devient suisse 4e partie: Léopold et les femmes 5e partie: Regensdorf contre l’archiduc Dans son livre intitulé Luise und Leopold, paru aux éditions Hier und Jetzt, Michael van Orsouw relate en détail les aventures des deux acolytes.

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