Lucas Cranach l’Ancien (1472–1553): Héraclès à la cour d’Omphale, 1537 (détail).
Lucas Cranach l’Ancien (1472–1553): Héraclès à la cour d’Omphale, 1537 (détail). Musée Herzog Anton Ulrich de Brunswick / Wikimedia

Héraclès vous salue

La mythologie grecque est un véritable cabinet de curiosités des capacités et des limites humaines. Le mythe archaïque d’Héraclès, héros de tous les héros, en est un parfait exemple: à travers ses péripéties, il nous livre des enseignements intemporels.

Kurt Messmer

Kurt Messmer

Kurt Messmer travaille comme historien spécialisé dans l’histoire au sein de l’espace public.

La légende commence avec un nouveau-né hors du commun, un héros. Couché dans un bouclier et non dans un berceau comme le voudrait l’usage, le bébé est à la merci de deux serpents monstrueux qui approchent de son lit. Mais les créatures ne se doutent pas que leur proie est déjà à la hauteur de sa future réputation: les deux petites mains s’agitent – les serpents sont étranglés sans autre forme de procès. L’enfant extraordinaire se prénomme Héraclès, fils de Zeus et d’Alcmène, reine de Thèbes. Les Romains le rebaptiseront plus tard Hercule. Dans sa jeunesse, Héraclès arrive à un carrefour. Deux femmes viennent à sa rencontre. La première est baptisée félicité par ses amis, vice par ses ennemis: une dualité troublante. La seconde est plus claire, elle ne tergiverse pas: où il n'y a pas de peine, il n'y a pas de plaisir! Héraclès doit choisir. En réalité, son destin est scellé. Comment un héros appelé à rejoindre l’Olympe pourrait-il se laisser séduire par la douceur de l’oisiveté! Toute autre option que la pénible voie de la vertu et de l’action, qui mène à la gloire et à l’admiration, est exclue. À ce stade, Héraclès a déjà connu une enfance et une jeunesse un peu spéciales. Mais ce n’est que le début. Héra, la reine des dieux, ne pardonne pas à son mari Zeus d’avoir conçu le jeune héros avec une autre femme. Elle rend la vie impossible à Héraclès et le frappe même de folie. L’aliéné jette alors ses douze enfants dans le feu et ne pourra ensuite se libérer de sa damnation que s’il accomplit douze travaux, un pour chaque enfant perdu.

Le lion de Némée

Héraclès doit tout d’abord rapporter la dépouille du lion de Némée. L’animal habite les forêts du Péloponnèse, il est invulnérable: les flèches et les coups ne l’atteignent pas. Reste une seule solution: l’étranglement. Une formalité pour notre héros, qui se confectionne une cape protectrice à l’aide de la peau et un casque à l’aide de la tête du défunt animal. Lorsque le commanditaire apprend que la première épreuve est réussie, il est si effrayé qu’il refuse de recevoir à nouveau Héraclès. C’est désormais un messager qui, à l’extérieur des fortifications de la ville, l’informe des onze travaux restants.
Héraclès avec le lion de Némée, vers 200 après J.-C.
Héraclès avec le lion de Némée, vers 200 après J.-C., découverte en 1937 dans un temple de Zeus à Europos-Doura, près de la frontière syro-irakienne. Les quelque 40 statues d’Héraclès retrouvées sur ce site des rives de l’Euphrate témoignent de la popularité du motif à cette époque. Les combats avec des lions sont une tradition ancienne dans l’art oriental. Les représentations provenant de Persépolis remontent jusqu’au IIIe millénaire avant J.-C. Galerie d’art de l’Université de Yale
Le héros et le monstre ont livré un combat mortel. Ce n’est pourtant pas ce qui transparaît de la sculpture provenant d’Europos-Doura. Ne dirait-on pas plutôt un vieux couple vêtu de costumes de lions, rentrant épuisé d’une folle nuit de bal, l’homme penchant dangereusement, tandis que la femme, débonnaire quoique légèrement irritée, serre les dents pour tenir le coup? Les personnages de la statue semblent quelque peu grossiers et maladroits. Visages, corps, jambes: certains éléments pourraient être plus gracieux. Et plus impressionnants?
Héraclès et le lion de Némée. Mosaïque romaine de Llíria, première moitié du IIIe siècle, province de Valence, Espagne
Héraclès et le lion de Némée. Mosaïque romaine de Llíria, première moitié du IIIe siècle, province de Valence, Espagne. L’instantané par excellence: l’issue du combat est incertaine et le signe distinctif de la massue projetée et flottant dans l’air fixe ce moment dans l’éternité. Museo Arqueológico Nacional de España, Madrid / Wikimedia
Bien sûr, le voilà le véritable combat. Héraclès et le lion de Némée sont tellement enchevêtrés qu’il est difficile de les distinguer au premier regard. Peu à peu, on parvient à identifier la patte avant gauche du fauve sur la jambe du héros, ainsi que le bras droit de ce dernier, peut-être le visage de l’animal, sa crinière, les muscles de ses membres antérieurs et postérieurs. Il aurait été facile de jouer sur les couleurs pour séparer plus nettement les protagonistes, mais c’est l’effet inverse que l’artiste désirait.

L’Hydre de Lerne

On pourrait naïvement croire que la deuxième tâche devrait inspirer la crainte, même à un héros: Héraclès doit se rendre dans le sud de la Grèce jusqu’aux marais de Lerne, difficiles d'accès, pour mettre l’hydre hors d’état de nuire. Mais comment faire? Comme si une seule tête de ce serpent d’eau n’était pas suffisamment terrible, le monstre en possède neuf. Si l’une d’elle est coupée, il en repousse immédiatement deux. Une fois sur la terre ferme, la créature décime des troupeaux entiers.
Héraclès et l’Hydre de Lerne, vase antique, vers 540 avant J.-C.
Héraclès et l’Hydre de Lerne, vase antique, vers 540 avant J.-C. Le héros se protège avec la fourrure du lion de Némée terrassé précédemment (identifiable au niveau de la tête, du buste et des côtés, entre les jambes). Musée du Louvre Paris / Wikimedia
Les ondulations de l’hydre et de ses neuf cous demeurent une vision étourdissante, même 2500 ans plus tard. Grandiose. Mais comment représenter un serpent menaçant? Le secret, ce sont les contrastes! Pour prêter main forte au monstre, Héra envoie un crabe immense qui mord le pied du héros (en bas à gauche). C’est peine perdue: Héraclès n’en a cure. Pourtant, les attaques simultanées ne sont pas une partie de plaisir, surtout lorsqu’elles incluent un poison paralysant et qu’à chaque coup vaillamment porté, le danger ne fait que redoubler. Dans tels cas de figure, l’aide d’un complice est de mise: Héraclès coupe les têtes de l’hydre, tandis que son neveu Iolaos brûle les cous à l’aide de troncs enflammés avant qu’ils ne se multiplient. Le fidèle compagnon n’hésite pas à mettre le feu à une petite forêt entière pour parvenir à ses fins. Neuf troncs auraient pourtant suffi.
Hans Sebald Beham (1500–1550), Héraclès combattant l’Hydre de Lerne, 1545.
Hans Sebald Beham (1500–1550), Héraclès combattant l’Hydre de Lerne, 1545. Coopération et timing parfaits. Mais la tâche n’est pas reconnue, car le héros l’a accomplie avec l’aide d’un tiers. Certains commanditaires ne manquent pas de culot! On retrouve le crabe en bas à gauche, mais ce n’est pas le «talon d’Achille» qu’il vise. Ceci est une autre histoire… Wikimedia

Les écuries d’Augias

Ces étables, qui réunissent 3000 bovins, n’ont pas été nettoyées depuis de nombreuses années. Imaginez ce qu’un cheptel de cette taille produit comme quantité de déjections... Héraclès est condamné à décrasser les étables en une journée: une tâche alors considérée comme impossible à accomplir. De plus, demander au fils de Zeus de mettre les mains dans le crottin est pour le moins audacieux. Peu importe! Héraclès ouvre une brèche dans les fondations et redirige deux cours d’eau vers l’abri à bétail. Impossible, me disiez-vous? Cependant, le commanditaire pinaille à nouveau, arguant que c’est l’eau, et non Héraclès, qui a accompli le nettoyage. La preuve que les rabat-joie existent depuis l’Antiquité.

Une petite différence

Nul besoin de citer toute la liste, il est évident qu’Héraclès accomplit les neuf travaux restants avec succès. Il s’agira notamment d’affronter un sanglier et un taureau qui ravagent la campagne à perte de vue, des oiseaux utilisant leurs plumes d’airain comme des flèches mortelles, des juments anthropophages, sans oublier Cerbère, le chien à trois têtes gardien des Enfers, qui vaut parfois leur surnom aux gardiens de but les plus efficaces. Certains de ces adversaires du monde animal incarnent des dangers naturels. Cependant, ce n’est pas en priorité pour les autres qu’Héraclès accomplit ces services. Il est concentré sur lui-même et sur ses tâches, qu’il peut mener à bien grâce à sa force fabuleuse. Notre héros ne se résume pourtant pas à un tas de muscles égocentrique: capturer une biche plus rapide que le vent n’est pas une simple affaire de biceps. Héraclès ne manque ni d’adresse, ni de patience. Il poursuit la bête toute une année durant. Il serait toutefois faux de supposer qu’il adhère à un code moral, sorte d’éthique du héros, à l’image d’Achille conduisant les Grecs pendant la guerre de Troie. Amitié, empathie, générosité? Il n’en est rien. Si le héros a de la tête et du savoir-faire, on ne peut pas dire que le cœur le dirige. Pourtant, Héraclès ne peut pas être totalement insensible. Sinon, comment tomberait-il dans le piège qui l’attend ensuite?

Chagrin d’amour

De nouvelles difficultés se profilent à l’horizon. Il s’avère que les héros, les demi-dieux et même les dieux ne sont pas tout-puissants à cette époque. Ils n’ont aucune influence sur leur destin. Et il arrive de temps à autre que ce dernier s’acharne sur eux. Héraclès a commis un meurtre dans un accès de colère et doit maintenant expier sa faute. Il est vendu comme esclave à la reine de Lydie, Omphale. Héraclès souffre, languit, perd la raison. Cette affliction n’est pas le fait du travail qu’il doit accomplir pour protéger le royaume lydien, mais de son amour éperdu pour Omphale.
Lucas Cranach l’Ancien (1472–1553): Héraclès à la cour d’Omphale, 1537.
Lucas Cranach l’Ancien (1472–1553): Héraclès à la cour d’Omphale, 1537. Le héros des héros est complètement ridiculisé par les femmes, comme l’explique l’inscription latine en haut de l’image: «Les jeunes filles lydiennes remettent leurs tâches ménagères entre les mains d’Héraclès / ce dieu qui se soumet à la domination des femmes / ainsi la luxure séduit l’esprit des grands / et la passion affaiblit le cœur fort en l’attendrissant». Les deux perdrix (en haut à gauche), symbole de la concupiscence dans l’Antiquité, sont également une allusion. Musée Herzog Anton Ulrich de Brunswick / Wikimedia
Le héros est en plein délire, comme en témoigne son regard qui ne se pose pas sur Omphale, mais s’égare dans le lointain. En retour, sa bien-aimée, reconnaissable à son couvre-chef sophistiqué, ne lui accorde aucune attention. Héraclès a perdu tout repère, il ne comprend plus ce qui lui arrive. Il s’est laissé dépouiller sans résistance de la peau du lion de Némée. À la place, deux servantes l’affublent d’un bonnet blanc de femme, après lui avoir mis une quenouille dans les bras, ainsi qu’un fil et un fuseau entre les mains. L’humiliation est double! Premièrement, le héros est habillé en femme; deuxièmement, il se livre à un travail réservé au sexe faible. Représentation dégradante de la femme? Au contraire: femina triumphans, du moins sur ce tableau, qui renverse la réelle hiérarchie des sexes à la Renaissance. C’est peut-être ce procédé qui a rendu l’image si populaire dès sa création: l’astucieuse inversion des rôles, l’homme comme jouet de la femme.

Tableaux réussis et affaires fructueuses

À peinture divine, thématique humaine: le résultat est un succès. Les commandes affluent de toutes parts. Lucas Cranach répond à cette forte demande avec un sens des affaires qui n’a rien à envier à son art de la peinture. Il engage des compagnons talentueux et leur fait réaliser des séries de tableaux similaires, d’après les instructions et les modèles fournis par ses fils et lui-même. La recette du succès: pas de simples copies, mais plutôt des «tema con variazioni». Aucune œuvre n’est identique à la précédente, même les formats varient d’un client à l’autre. Équilibre subtil entre copie et pièce unique. L’élément décisif pour de nombreux acheteurs est le sceau de qualité du maître, minuscule, ressemblant à un dragon ailé, le «serpent de Cranach».
Lucas Cranach l’Ancien, 1537.
Lucas Cranach l’Ancien, 1537. Museo Thyssen-Bornemisza Madrid
Lucas Cranach l’Ancien et son atelier, après 1537.
Lucas Cranach l’Ancien et son atelier, après 1537. Muzeum Narodowe w Warszawi / Wikimedia
Lucas Cranach l’Ancien, 1537.
Lucas Cranach l’Ancien, 1537. Fondation Bemberg Toulouse/ Wikimedia
Lucas Cranach l’Ancien et son atelier, vers 1535–1538.
Lucas Cranach l’Ancien et son atelier, vers 1535–1538. Wikimedia
Héraclès, à discrétion: tantôt pensif ou absent, tantôt complice et espiègle, puis complètement délirant, et enfin, tel un Christ, trophée d’une servante triomphante et désinvolte. Omphale, représentée trois fois de façon très différente, est parfois absente du tableau. Les servantes sont, selon les cas, deux ou trois. Les perdrix sur le mur sont au nombre de cinq ou deux, voire totalement absentes. Des peintures semblables, mais jamais identiques.

Bonne route!

De l’Antiquité à nos jours, en passant par la Renaissance, le classicisme et l’historicisme, Héraclès a parcouru un long chemin, surtout sous son nom latin, Hercule. Et ce n’est pas terminé. Mais comment fait-il? Chaque nuit, il se repose, sous la voûte étoilée.
Représentation de l’Uranographia de Johannes Hevelius (1611-1687) avec la constellation d’HERCULE (HÉRACLÈS), Gdańsk, 1687. L’astronome polonais comptait parmi les plus éminents de son époque. Wikimedia

Mettre les points sue les i

D’abord, il y a eu les légendes. Puis les sculptures, les objets, les tableaux. La plus ancienne représentation d’un mythe antique, présentée ici, remonte au VIe siècle avant J.-C. Deux mille cinq cents ans: un âge canonique. Pourtant, le sens et la force d’expression des œuvres continuent de nous fasciner. Aux interprétations artistiques livrées au cours de l’histoire ont succédé les films d’action contemporains et les romans graphiques de la dernière décennie. Tout un musée de l’imaginaire! Souvent, les mythes grecs ne sont autres que la traduction des rêves intemporels de l’humanité. Et si, comme Héraclès, nous pouvions préserver le monde du malheur et de la souffrance? Les textes héroïques doivent cependant être chantés à deux voix. La voix supérieure, claire, est généralement accompagnée d’une voix inférieure, plus grave. Héraclès vous salue en harmonie. De quoi de retourne-t-il, au fond? Les mythes antiques nous confrontent à une multitude de configurations, de personnages et de motifs archétypaux, qui esquissent les contours de la condition humaine et formulent d’innombrables hypothèses à notre sujet. S’intéresser à ce cosmos, c’est comprendre un peu plus qui nous sommes et d’où nous venons.

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