L’attrait d’Alexandre Calame pour la nature alpine a influencé de nombreux artistes au XIXe siècle. Ce tableau de la région du lac des Quatre-Cantons a été réalisé en 1852.
L’attrait d’Alexandre Calame pour la nature alpine a influencé de nombreux artistes au XIXe siècle. Ce tableau de la région du lac des Quatre-Cantons a été réalisé en 1852. Wikimedia / Amsterdam Museum

Dans l’œil d’Alexandre Calame

Alexandre Calame est considéré comme l’un des pères de la peinture alpestre, glorieuse renommée acquise grâce à un violent orage.

Barbara Basting

Barbara Basting

Barbara Basting a été rédactrice culturelle. Elle dirige actuellement le secteur Arts plastiques du département Culture de la ville de Zurich.

Un vent tempétueux balaie une vallée de haute montagne déserte. Ce vent, qui a déjà fait plier un imposant sapin, transporte avec lui les embruns d’un torrent, donnant naissance à des bancs de brouillard enveloppant un sombre massif rocheux. Par chance, nous sommes au sec, probablement au bord du ruisseau ou sur un solide rocher, comme celui qui tient tête au déluge, au milieu du cours d’eau. À l’horizon, une lueur d’espoir: le pire est peut-être déjà passé. Nombreux furent les admirateurs à se jeter aux pieds du peintre Alexandre Calame (1810-1864) lorsqu’il présenta pour la première fois son «Orage à la Handeck» à Genève en 1839. La plupart de ses contemporains ne connaissaient en effet les montagnes que de loin. En comparaison à aujourd’hui, les images en tous genres étaient rares, tandis que la photographie, tout juste inventée, était encore loin d’être un média de masse. Pourtant, cette œuvre pompeuse au cadre doré opulent, véritable pièce maîtresse du Musée d’Art et d’Histoire de Genève, parvient encore à nous captiver tant elle nous plonge au cœur de l’action.
«Orage à la Handeck», tableau d’Alexandre Calame, 1839.
«Orage à la Handeck», tableau d’Alexandre Calame, 1839. Musée d'art et d'histoire, Genève
À l’époque, elle fut même saluée par la critique comme la «première peinture nationale» de Suisse. Peu après, l’artiste et critique d’art Rodolphe Töpffer prôna un art national fondé sur le paysage de haute montagne. En 1839, l’orage d’Alexandre Calame fut récompensé d’une médaille d’or au Salon de Paris, ce qui lui valut de susciter un vif intérêt dans toute l’Europe. Ce tableau marqua même de son empreinte la peinture de paysage nord-américaine, alors encore à ses débuts. Parmi les nombreux élèves de Calame se trouvait Albert Bierstadt, dont les scènes dans les montagnes Rocheuses sont aujourd’hui considérées comme des icônes de l’art américain.
«Orage dans les montagnes Rocheuses», tableau d’Albert Bierstadt, 1866.
«Orage dans les montagnes Rocheuses», tableau d’Albert Bierstadt, 1866. Wikimedia / Brooklyn Museum
Le chemin fut toutefois long avant qu’il ne soit donné à Alexandre Calame et à son maître François Diday de jouer eux aussi ce rôle éminent de démiurges d’une image théâtralisée des Alpes au XIXe siècle. Certes, des représentations artistiques de cette chaîne de montagnes existaient déjà à la fin du Moyen Âge: on en retrouve notamment sur les retables très détaillés des Néerlandais du XVe siècle, chez Rogier van der Weyden ou Gérard de Saint-Jean, où l’on peut distinguer des massifs enneigés en y regardant à deux fois. Ces paysages montagneux se contentent néanmoins d’apparaître en arrière-plan, l’histoire biblique demeurant toujours au cœur des œuvres.
Petit hommage de Gérard de Saint-Jean aux Alpes, que l’on aperçoit à l’arrière-plan, à gauche. Le tableau a été peint entre 1475 et 1480.
Petit hommage de Gérard de Saint-Jean aux Alpes, que l’on aperçoit à l’arrière-plan, à gauche. Le tableau a été peint entre 1475 et 1480. Musée du Louvre
C’est en 1444 que Konrad Witz, qui œuvrait principalement à Bâle, emprunta de nouvelles voies. Missionné pour peindre un retable de quatre volets pour la cathédrale Saint-Pierre de Genève, il décida d’associer des scènes de l’histoire biblique à l’environnement dans lequel vivaient les spectateurs. Son tableau intitulé «La Pêche miraculeuse» est particulièrement célèbre. Il y situe l’action biblique (Pierre le pêcheur) dans le paysage genevois de l’époque. Les montagnes enneigées en arrière-plan laissent entrevoir le massif du Mont-Blanc auquel il n’est pas entièrement rendu justice, on en conviendra. De telles représentations imposantes de paysages n’étaient guère courantes pour les retables de l’époque. L’œuvre de Konrad Witz disparut de la cathédrale en 1535 lors de la Furie iconoclaste. En partie détruite, elle fut sommairement restaurée avant d’être exposée pour la première fois à l’occasion du jubilé de la Réforme en 1835.
Les montagnes en toile de fond. «La Pêche miraculeuse», tableau de Konrad Witz, 1444.
Les montagnes en toile de fond. «La Pêche miraculeuse», tableau de Konrad Witz, 1444. Musée d'art et d'histoire, Genève
À cette époque, Diday et Calame élevèrent la nature au rang de véritable sujet pictural, évinçant ainsi la référence religieuse directe. La conception de l’art avait somme toute grandement évolué au cours des 400 années précédentes. Pourtant, cette référence n’était pas aussi absente que ce qu’il aurait pu sembler au premier abord: les représentations monumentales de la nature mettaient souvent en avant la force écrasante de cette dernière, poussant l’homme à faire l’expérience du «sublime» et à réfléchir à sa place dans l’univers. La critique de la religion du siècle des Lumières ayant écarté Dieu, un vide subsistait. Le mouvement romantique qui en découle tenta de combler cette lacune en associant les sentiments religieux à la perception subjective, notamment celle de la nature. Parallèlement, l’échange social à ce sujet devait permettre de définir ce qui était considéré comme digne d’admiration, «sublime», «beau», «effrayant» ou encore «patriotique».
Portrait d’Alexandre Calame, vers 1850.
Portrait d’Alexandre Calame, vers 1850. Wikimedia
Le peintre photographié: cliché de François Diday réalisé en 1868.
Le peintre photographié: cliché de François Diday réalisé en 1868. Wikimedia / Bibliothèque de Genève
Des œuvres comme celles de Calame constituèrent donc l’apogée d’une mutation dans la perception de la nature amorcée au cours de la Renaissance. L’homme commença à s’approprier la nature et à l’exploiter. Il n’était pas rare que cette démarche soit le reflet de motivations économiques, qui favorisaient un intérêt scientifique croissant pour les lois et les processus naturels. L’art suivit assidûment le mouvement: jusqu’à tard au cours du XIXe siècle, les représentations de thèmes religieux ou historiques étaient certes encore considérées comme la discipline reine dans les académies d’art strictement réglementées, mais la peinture de genre, à l’instar des représentations de la nature, devint toujours plus florissante. Au premier abord, il serait tentant de qualifier la représentation de Calame de «réaliste». Pourtant, son «orage» se révèle rapidement être une mise en scène calculée jusque dans les moindres détails et construite avec brio. Outre le format, qui nous plonge dans la scène, c’est surtout l’angle de vue choisi qui accentue l’effet. L’artiste fait de nous des observateurs privilégiés: nous nous trouvons en effet aux premières loges, tout près de l’action, au bord du torrent. Le peintre n’avait-il pas lui aussi installé son chevalet à cet endroit? Alexandre Calame est le héros invisible mais bien réel de la scène, car il a manifestement bravé les conditions les plus hostiles pour satisfaire notre curiosité. Néanmoins, outre les conditions météorologiques défavorables, le format du tableau, peu propice au transport, détruit l’illusion de la peinture en plein air avec laquelle Calame tente de nous tromper.
La subtile illusion de Calame n’est dissipée qu’au deuxième coup d’œil.
La subtile illusion de Calame n’est dissipée qu’au deuxième coup d’œil. Musée d'art et d'histoire, Genève
Le travail de la lumière présente également des incohérences. Ainsi, l’aspect dramatique de la scène est entre autres dû à la lumière rasante assez forte en provenance de la droite. Elle éclaire les embruns, le rocher solitaire lourd de symboles au milieu du ruisseau, le long du cours d’eau, le sapin déraciné ainsi que la forêt environnante, et les présente comme des éléments picturaux témoignant d’une grande bravoure. Au vu de la zone d’où provient la lumière, à savoir en haut à droite du tableau, la partie inférieure de l’œuvre devrait être plongée dans l’obscurité. Conférant à la scène une profondeur presque inquiétante, cette lumière fait ressortir les bancs de brouillard assiégeant les parois rocheuses, soulignant une fois de plus la virtuosité de l’artiste. En réalité, «l’orage» d’Alexandre Calame n’est autre que le fruit d’un travail réalisé dans son atelier. Le peintre noircissait chaque année ses carnets de croquis lors de ses randonnées estivales en montagne et s’en servait ensuite de base pour ses peintures. Il n’a cependant guère connu les œuvres un peu plus anciennes et encore plus audacieuses de J. M. W. Turner, comme son tableau d’une avalanche (exposé pour la première fois en 1810) ou sa représentation d’Hannibal traversant les Alpes, l’artiste ayant seulement acquis sa renommée internationale lors de l’ère impressionniste.
«La chute d’une avalanche dans les Grisons», tableau de Joseph Mallord William Turner, vers 1810.
«La chute d’une avalanche dans les Grisons», tableau de Joseph Mallord William Turner, vers 1810. Wikimedia
On sait aujourd’hui à quel point la peinture alpestre, tout comme la photographie alpine, qui ne tarda pas à faire son apparition, est étroitement liée à l’exploitation des Alpes dans le cadre du tourisme naissant (le premier guide Baedeker sur la Suisse parut en 1844). Le tourisme entraîna un besoin croissant de «photos souvenirs» en tous genres. Des clichés qui continuaient par ailleurs à l’alimenter, faisant office de publicité pour les voyages en Suisse.
Alpiniste sur le glacier du Mont-Blanc. Photographie stéréoscopique, vers 1860.
Alpiniste sur le glacier du Mont-Blanc. Photographie stéréoscopique, vers 1860. Musée national suisse
Les tableaux originaux d’Alexandre Calame étaient loin d’être des souvenirs faciles à se procurer par tout un chacun, contrairement aux reproductions commerciales sous forme de lithographies ou de gravures qui s’en inspiraient. En 1855, Napoléon III jeta son dévolu sur son tableau «Lac des Quatres-Cantons», alors que le gouvernement bernois s’était quant à lui procuré sa «Vue prise derrière Handeck» dès 1836. Le motif inédit de ces acquisitions en dit long sur le rôle de l’art dans l’émergence du sentiment national suisse: les représentations de montagne devaient servir de modèles aux jeunes peintres que l’on incitait à se détacher des paysages italiens, alors très en vogue, pour se tourner davantage vers le paysage suisse. Aujourd’hui, il apparaît clairement que l’argent dépensé par les Bernois pour l’achat de cette œuvre fut judicieusement investi. En effet, peu d’artistes, même au niveau international, ont autant contribué qu’Alexandre Calame à la perception des Alpes suisses comme un spectacle naturel attrayant et unique, et de fait, à la promotion du tourisme.

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