Le funiculaire de Fribourg avec son «aiguillage d’Abt» au milieu du tracé, sur lequel se croisent les cabines.
Le funiculaire de Fribourg avec son «aiguillage d’Abt» au milieu du tracé, sur lequel se croisent les cabines. Wikimedia / Rufus46

À Fribourg, le funicu­laire carbure aux eaux usées

Depuis 125 ans, le funiculaire de la ville de Fribourg est propulsé par une énergie renouvelable insolite: les eaux usées. Classé monument historique, le «funi» est un important vestige de l’ère industrielle fribourgeoise.

Thomas Weibel

Thomas Weibel

Thomas Weibel est journaliste et professeur d’ingénierie médiatique à la Haute école spécialisée des Grisons ainsi qu’à la Haute école des arts de Berne.

La cabine file à 4 km/h, le trajet dure deux minutes et il n’y a rien qui ressemble à un horaire: ce funiculaire fonctionne à la demande, de la Basse-Ville de Fribourg au centre, et vice-versa. Le «funi», comme il est affectueusement surnommé, procure une expérience multisensorielle. Ça secoue et ça grince, la ligne de 121 mètres avec une pente de 54% est raide, «et ça schlingue» comme le reconnaissent volontiers les locaux. L’odeur est forte, parfois très forte, mais nous y reviendrons.
Le funiculaire relie la Basse-Ville à la Haute-Ville de Fribourg, vers 1910.
Le funiculaire relie la Basse-Ville à la Haute-Ville de Fribourg, vers 1910. Bibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg, Fonds Pro Fribourg/Bourgarel, PRFR
Fribourg est juchée sur une colline. Son altitude maximale est de 700 m, tandis que la Sarine traverse la ville à seulement 530 m. Il faut donc avoir de bons mollets pour rejoindre St-Pierre à pied depuis le quartier de la Neuveville, au bord de la Sarine, 56 mètres plus bas. À la fin du XIXe siècle, l’université tout juste fondée et les nouvelles industries dopèrent la croissance de la ville, qui ne comptait alors que 15 000 habitants. Les quartiers de la Basse-Ville perdirent dès lors en importance. L’entrepreneur Paul-Alcide Blancpain (1839-1899), propriétaire de la brasserie du Cardinal dans la Neuveville, eut alors l’idée de relier la Basse-Ville à la Haute-Ville afin qu’ouvrières et ouvriers puissent plus facilement se rendre au centre. En 1893, une concession fut accordée à la ville de Fribourg pour la construction d’un mode de transport encore relativement récent, puisque le premier funiculaire en Suisse n’était entré en service qu’en 1877 à Lausanne.
Station aval du funiculaire de Fribourg, avant 1912.
Station aval du funiculaire de Fribourg, avant 1912. Bibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg, Fonds Collection de cartes postales, CAPO
En Suisse, le début de l’ère industrielle coïncida avec la construction du réseau ferroviaire, qui engendra une sorte de révolution des transports. Les jeunes entreprises industrielles firent exploser le volume du trafic. En 30 ans seulement, entre 1868 et 1898, la quantité de marchandises transportées fut multipliée par six pour atteindre 13,8 millions de tonnes. Quant au transport de personnes, le volume fut même multiplié par dix, passant de 9,9 à 98 millions de trajets. Les chemins de fer étaient extrêmement efficients, et les funiculaires permettaient de franchir d’importants dénivelés sur de courtes distances et en peu de temps. Voilà pourquoi à Fribourg, en mars 1898, la fonderie bernoise de l’entreprise de sidérurgie Von Roll entama la construction d’un funiculaire dont la propulsion serait assurée par la masse des eaux usées de la Haute-Ville. Le système fut raccordé à la canalisation de la ville afin que 2700 l d’eaux usées puissent se déverser dans le réservoir installé entre les essieux de la cabine de la station amont. Parallèlement, la cabine de la station aval, rattachée par un câble d’acier de 2,5 cm de diamètre via une imposante poulie, vidait son réservoir de sorte que la masse de la cabine amont suffise à faire remonter jusqu’à 20 personnes.
Employés du funiculaire peu après son inauguration, vers 1900.
Employés du funiculaire peu après son inauguration, vers 1900. Bibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg, Fonds Prosper Paul Macherel, PRMA
Un funiculaire pour la classe ouvrière propulsé par les eaux usées de la bourgeoisie: voilà qui ne manquait pas de piment. Dans un reportage consacré à Fribourg, ville où il avait fait ses études, l’écrivain suisse Niklaus Meienberg écrivait: «Voilà comment, depuis plusieurs décennies déjà, les très charitables habitants de la Haute-Ville font profiter leurs concitoyens de la «Basse» de leurs excréments. C’est grâce à cette source d’énergie que le prix du billet reste modeste, à la portée des maigres revenus des habitants de la Basse-Ville.» Le Conseil fédéral accorda l’autorisation d’exploitation le 4 février 1899, et le funiculaire entra en service. L’ensemble aura coûté 140 000 francs. En 1900, première année d’exploitation complète, le «funi» transporta 174 776 passagers.
Une femme emprunte le funiculaire de Fribourg, 1949.
Une femme emprunte le funiculaire de Fribourg, 1949. Bibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg, Fonds Jacques Thévoz, JATH
Le funiculaire remporta tout de suite un franc succès, au point que quelques années suffirent pour que son exploitant soit bénéficiaire. En 1965, la ville de Fribourg devint actionnaire majoritaire, et en 1977, la «Société du Funiculaire Neuveville-St-Pierre à Fribourg SA» fusionna avec les Transports publics de Fribourg. Les affres du temps n’épargnèrent toutefois pas la mécanique. Les interruptions d’exploitation devinrent de plus en plus fréquentes, et en 1996, l’essieu de l’une des cabines se brisa, amenant l’Office fédéral des transports à ordonner une révision complète. Confrontée à un manque de moyens, la ville envisagea de mettre le funiculaire à la retraite et de le remplacer par un ascenseur incliné ou des autobus. Les vives protestations de la population fribourgeoise, très attachée à ses traditions, contraignirent cependant l’administration à se raviser, et le funiculaire fut restauré pour deux millions de francs. Il reprit du service le 3 juillet 1998. Arborant sa couleur verte d’époque, le funiculaire conserve en grande partie son état d’origine et carbure toujours aux eaux usées filtrées. Comme l’étanchéité n’est jamais parfaite, son mode de propulsion dégage toujours certaines odeurs. Désagréments olfactifs mis à part, le «funi» de Fribourg est le dernier funiculaire à contrepoids d’eau en Suisse, et l’un des derniers en Europe. Inscrit à l’inventaire des biens culturels d’importance nationale, il constitue à la fois une attraction touristique et (comme au premier jour) un moyen de transport fiable pour les Fribourgeoises et Fribourgeois souhaitant ménager leurs forces.
Reportage sur la popularité persistante du funiculaire de Fribourg, 2015. Swissinfo

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