La ligne Brienz-Rothorn gravissant la montagne à l’aide d’une crémaillère. Extrait du Ciné-Journal suisse de 1976. Archives fédérales suisses

En train à crémaillère vers les sommets

Au 19e siècle, le tourisme connut un véritable essor sous l’effet conjugué d’une baisse des coûts et d’une accélération des moyens de transport, réduisant virtuellement les distances. Les montagnes suisses exerçaient une fascination particulière sur bon nombre de voyageuses et voyageurs. Il fallut alors trouver des solutions innovantes pour permettre à ces touristes de se rendre confortablement dans des régions difficiles d’accès.

Jean-Luc Rickenbacher

Jean-Luc Rickenbacher

Jean-Luc Rickenbacher est historien et conservateur au Musée Suisse des Transports à Lucerne.

Inspirés par des récits de voyage, romans et tableaux, un nombre toujours plus important de voyageuses et voyageurs découvrirent la Suisse au cours de la deuxième moitié du 19e siècle. L’extension du réseau ferré contribua largement au développement du tourisme, mais les chemins de fer conventionnels, dits «à adhérence», n’étaient manifestement pas adaptés à l’ascension des sommets. L’une des lignes de chemin de fer les plus raides à cette époque, la ligne du Hauenstein entre Olten et Bâle inaugurée en 1858, ne présentait qu’une pente maximale de 2,6%. Ingénieurs et inventeurs se cassaient la tête pour trouver des solutions adaptées.
Les liens étroits entre le chemin de fer et le tourisme étaient particulièrement manifestes sur les affiches publicitaires, comme celle de la ligne Vitznau-Rigi en 1898, sur laquelle l’horaire était imprimé.
Les liens étroits entre le chemin de fer et le tourisme étaient particulièrement manifestes sur les affiches publicitaires, comme celle de la ligne Vitznau-Rigi en 1898, sur laquelle l’horaire était imprimé. Musée suisse des transports, VA-42383
En 1858, l’architecte Friedrich Albrecht de Winterthour fit sensation en proposant de transporter les touristes jusqu’au sommet du Rigi à l’aide d’un ballon gonflé à l’hydrogène, guidé depuis le sol par un système de rails. L’avancée décisive fut finalement l’œuvre de Niklaus Riggenbach (1817–1899) avec son système de «crémaillère à échelle». Le principe consistait à installer une crémaillère entre les rails, dans laquelle venaient s’engrener les roues motrices dentées de la locomotive pour lui faire gravir une pente. L’année 1871 vit l’inauguration de la première voie ferrée à crémaillère d’Europe, la ligne Vitznau-Rigi avec des pentes atteignant 25%.
Une rame de la ligne Vitznau-Rigi circule sur le Schnurtobelbrücke vers 1875. La crémaillère du «système Riggenbach» est bien visible. Une personne précédait le train afin d’avertir le conducteur de tout danger ou d’évacuer les obstacles sur la voie.
Une rame de la ligne Vitznau-Rigi circule sur le Schnurtobelbrücke vers 1875. La crémaillère du «système Riggenbach» est bien visible. Une personne précédait le train afin d’avertir le conducteur de tout danger ou d’évacuer les obstacles sur la voie. Musée suisse des transports, VA-58261

L’inventeur du système de crémaillère

Si le train à crémaillère de Riggenbach sur le Rigi connut un succès retentissant, la controverse subsiste quant à savoir s’il peut être considéré comme le véritable inventeur de ce système. Des voies ferrées industrielles en Angleterre recouraient déjà à des concepts similaires, et en 1869, la première voie de chemin de fer de montagne à crémaillère au monde avait été inaugurée aux États-Unis, sur le mont Washington, au nord de Boston, selon les plans de Silvester Marsh (1803–1884).

Tandis que Marsh, âgé de près de 70 ans, avait largement renoncé à commercialiser sa solution à grande échelle, Riggenbach disposait du système de loin le plus performant vers 1870 et entendait bien exploiter pleinement son potentiel commercial dans le cadre du tourisme alpin. Deux de ses étudiants se révélèrent également être de brillants ingénieurs ferroviaires: en 1882, le Lucernois Roman Abt (1850–1933) inventa un système de crémaillère à lamelles qui fut utilisé dans plus de septante projets ferroviaires à travers le monde. Emil Victor Strub (1858–1909) élabora une forme hybride des principes précédents, qui fut appliquée pour la première fois en 1898 aux chemins de fer de la Jungfrau. Quant au chemin de fer à crémaillère du Pilate inauguré en 1889, le plus raide du monde avec une pente pouvant atteindre 46%, il fait appel au système inventé par Eduard Locher (1840–1910) dans lequel les roues dentées s’engrènent latéralement dans le rail.
Rame à crémaillère avec locomotive électrique He 2/2 du chemin de fer du Pilate. Photo prise le 24 juillet 1928.
Rame à crémaillère avec locomotive électrique He 2/2 du chemin de fer du Pilate. Photo prise le 24 juillet 1928. Musée suisse des transports, VA-642
Avec une pente de 46%, le chemin de fer du Pilate est le chemin de fer à crémaillère le plus raide du monde. L’électrification des années 1930 fut suivie par le déploiement de nouvelles automotrices à partir de 1937, ici la Beh 1/2 no 24.
Avec une pente de 46%, le chemin de fer du Pilate est le chemin de fer à crémaillère le plus raide du monde. L’électrification des années 1930 fut suivie par le déploiement de nouvelles automotrices à partir de 1937, ici la Beh 1/2 no 24. Musée suisse des transports, VA-15399

Une invention exportée dans le monde entier

La Suisse est considérée à juste titre comme le pays des chemins de fer de montagne. Nul autre pays n’a vu naître autant de voies ferrées à crémaillère sur une si petite superficie. Il ne s’agit pourtant pas d’un phénomène purement suisse, puisque cette invention se diffusa largement dans le monde: dans de nombreux pays d’Europe, mais aussi en Amérique du Nord, centrale et du Sud, en Asie, en Afrique et en Océanie.

La grande majorité des chemins de fer de montagne dans le monde sont dotés de systèmes de crémaillère conçus par des ingénieurs suisses. Le principal fabricant de locomotives à crémaillère était la Fabrique suisse de locomotives et de machines (SLM), fondée en 1871 à Winterthour. Bien qu’un certain nombre de lignes aient été fermées dans l’intervalle (notamment dans les Andes et au Liban), des locomotives de la SLM sont toujours en service en Indonésie et dans le sud de l’Inde. De 1964 à 2017, le chemin de fer à crémaillère le plus haut du monde, à 4301 m d’altitude sur le sommet du pic Pikes au Colorado, recourut à des automotrices de la SLM selon le système Abt. Elles furent remplacées par du nouveau matériel roulant de Stadler Rail en 2021. Au-delà des régions montagneuses, les chemins de fer à crémaillère firent également leurs preuves dans les zones urbaines, à l’instar du Dolderbahn en ville de Zurich.
Locomotive à adhérence et à crémaillère de la SLM en 1926 sur la ligne Beyrouth-Damas, en territoire administré dans le cadre du mandat français en Syrie et au Liban.
Locomotive à adhérence et à crémaillère de la u003cemu003eSLMu003c/emu003e en 1926 sur la ligne Beyrouth-Damas, en territoire administré dans le cadre du mandat français en Syrie et au Liban. CFF Historic

Un système hybride pour le col du Brünig

Certaines lignes recourent à un système mixte, combinant adhérence et crémaillère. C’est notamment le cas de la ligne du Brünig, qui passa dans le giron des Chemins de fer fédéraux (CFF) en 1903. Cette ligne est en quelque sorte une exception, puisqu’elle constitue à la fois la seule ligne à voie étroite et la seule ligne mixte dans le réseau des CFF.
Une automotrice de la ligne Stansstad–Engelberg (StEB) avec une locomotive de pousse HGe 2/2 sur la rampe abrupte. Photo prise en 1910.
Une automotrice de la ligne Stansstad–Engelberg (StEB) avec une locomotive de pousse HGe 2/2 sur la rampe abrupte. Photo prise en 1910. Wikimédia / Bibliothèque nationale suisse
Le LSE reliait directement Lucerne à Engelberg. Le système de crémaillère permit aux nouvelles automotrices (ici BDeh 4/4 no 4 et no 7 en gare d’Engelberg en 1985) de gravir la pente raide sans locomotive de poussée.
Le LSE reliait directement Lucerne à Engelberg. Le système de crémaillère permit aux nouvelles automotrices (ici BDeh 4/4 no 4 et no 7 en gare d’Engelberg en 1985) de gravir la pente raide sans locomotive de poussée. e-pics
La ligne Stansstad–Engelberg (StEB) était elle aussi dotée d’une crémaillère pour venir à bout du tronçon abrupt entre Grafenort et les abords d’Engelberg. Les automotrices n’étant pas équipées de roues dentées, elles ne parvenaient pas à gravir par elles-mêmes la pente pouvant atteindre 24,6%. Des locomotives spéciales à crémaillère durent par conséquent les pousser jusqu’au sommet, et les freiner dans le sens inverse. Les trajets étant particulièrement cahoteux, on surnommait cette ligne Schüttelbecher («shaker») dans le langage populaire. En 1964, à la suite de difficultés financières, elle fut entièrement modernisée et rebaptisée Luzern-Stans-Engelberg-Bahn (LSE). Sa fusion avec la ligne du Brünig des CFF le 1er janvier 2005 donna naissance à la Zentralbahn, qui exploite de nos jours encore des tronçons combinant adhérence et crémaillère, et qui célèbre cette année son 20e anniversaire.

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