Reddition de soldats allemands.
Wikimedia/U.S. National Archives

Les prison­niers de guerre allemands en Suisse

Après la Seconde Guerre mondiale, de nombreux soldats allemands ont fui vers la Suisse ou par la Suisse. Les autorités ont eu des réactions diverses: certains ont été refoulés, d’autres internés.

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est historien et membre du comité de la Société suisse d’histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIe siècle et du XXe siècle.

Entre 1945 et 1947, 1 065 000 prisonniers de guerre allemands furent détenus en France. 740 000 d’entre eux avaient été ramenés des camps d’internement américains, et 237 000 faits prisonniers sur le territoire français. Les derniers venaient d’Afrique du Nord où ils avaient été placés sous la surveillance des Britanniques. Envoyés en France pour reconstruire le pays dévasté par le conflit, nombre de ces hommes, près de 40 000, iraient ensuite se faire tuer sur les champs de mines ou mourir en captivité.

La guerre, si elle était terminée, tuait encore en France comme dans de nombreux autres pays! Les Français, qui entendaient régler leurs comptes, ne firent guère preuve de pitié à l’égard de leurs anciens bourreaux. Faim, conditions sanitaires épouvantables, nuits passées dans des trous à même la terre: des rapports d’enquête produits par le CICR allèrent même jusqu’à comparer les dépôts français à Buchenwald ou à Dachau. Le but de ces expertises était surtout de faire réagir les autorités françaises alors bien évidemment très germanophobes.

FUITE VERS LA SUISSE

Au cours de cette captivité, qui durait souvent des mois, plus de 80 000 hommes — la plupart appartenant à la Wehrmacht — parvinrent à s’évader des camps français. Ils voulaient rentrer chez eux. Et sur ce nombre, ironie de l’Histoire, certains, à l’instar des Juifs quelques mois au préalable, imaginèrent leur salut par la Suisse. Se déplaçant à la faveur de la nuit, sur des routes incertaines, ou dissimulés dans des wagons marchandises, plusieurs réussirent à atteindre la frontière helvétique, attendant le bon moment pour la franchir.

Camp d’internement français avec 10 000 soldats allemands.
Wikimedia/U.S. National Archives

L’exode avait débuté en avril 1945, alors que les forces françaises pénétraient dans la ville de Constance. Pris de panique, civils et soldats allemands vinrent se masser à la frontière suisse. Le 26 de ce même mois, 150 soldats de la Wehrmacht et fonctionnaires des douanes allemands se présentaient à la frontière, demandant à pouvoir entrer en Suisse où ils furent ensuite internés. Le mois suivant, en mai 1945, 400 Russes au service des Allemands, des «Cosaques de Vlassov», passaient au Liechtenstein, accompagnés pour certains de leur femme et de leurs enfants, et demandaient à être internés. Indésirables dans le pays, ils furent refoulés. Mais ce n’était qu’un début. Des prisonniers de guerre évadés leur emboîtèrent bientôt le pas.

En août 1945, les gendarmeries en poste autour du lac de Neuchâtel arrêtaient à Fleurier deux prisonniers de guerre allemands qui s’étaient évadés du camp de Valdahon dans le Doubs, suivis quelques jours plus tard par trois autres fugitifs appréhendés à Boudry. Trois Allemands étaient encore pris à Corcelles et refoulés en France manu militari. Et au mois d’octobre 1945, c’était au tour de quatre soldats de la Wehrmacht évadés d’un camp à Annemasse et qui tentaient de rallier leur pays, d’être arrêtés à Vuillerens dans le canton de Vaud. Genève connut également son lot de fugitifs. Ce furent des employés des CFF qui découvrirent en janvier 1946 deux évadés d’un camp de Toulon dans un wagon en gare de Cornavin, deux autres soldats allemands étant encore arrêtés à Bellevue et remis aux autorités françaises au mois d’août. Pendant l’été 1946, on constata une recrudescence de fugitifs allemands en Suisse.

Alors que le 20 août 1946, la Wehrmacht était officiellement dissoute à Berlin, la gendarmerie vaudoise arrêtait à Marchissy quatre soldats allemands vêtus d’habits civils et militaires, évadés d’un camp de prisonniers à Annecy. Quatre autres de leurs camarades, qui remontaient en Allemagne depuis Naples, étaient attrapés dans une forêt près de Courrendlin, dans le Jura. Le mois suivant, cinq fugitifs allemands étaient arrêtés à Berne et extradés, alors même que le procès d’Otto Loeliger, un Suisse entré en 1942 dans la Waffen SS où il était devenu Obersturmführer, se terminait à Lucerne par une condamnation à sept ans de réclusion en faisant les gros titres de la presse.

Prisonnier de guerre allemand.
Wikimedia/U.S. National Archives

VOLS ET EFFRACTIONS

Les journaux helvétiques revenant alors fréquemment sur les crimes de guerre nazis, l’abomination des camps de concentration et la situation en Allemagne occupée par les Alliés, les nombreuses tentatives de prisonniers de guerre allemands pour traverser le pays allaient susciter une attention particulière de la part des journalistes comme de l’administration fédérale. Les autorités publièrent en avril 1947 des chiffres annonçant qu’au cours de l’année 1946, 99 expulsions du territoire suisse avaient été prononcées contre des prisonniers de guerre allemands évadés, auteurs de délits de droit commun. Car, dénués de moyens et demeurant souvent sans aucun recours, ces fugitifs n’hésitaient pas à voler ce qu’ils pouvaient ou à commettre des effractions:

«Il n’est pas de semaine où ces personnages ne commettent des actes délictueux, et cela dès leur entrée en territoire vaudois».

La Gazette de Lausanne indiqua que

«les frontières étant entrouvertes, l’action des malfaiteurs internationaux a réapparu. Dans ses relations avec les polices étrangères, le service de la sécurité publique du canton de Vaud a enregistré une entraide efficace, qui s’est traduite par des succès quant à la découverte de plusieurs délinquants.»

Les rapports avec la police française ont été suivis et empreints d’une confiance cordiale.

«Une centaine de prisonniers de guerre allemands évadés ont passé notre frontière et pénétré sur le sol vaudois, venant de France, durant l’année écoulée. Pour éviter que leur présence ne constitue une recrudescence de délinquance, le commandant de la police cantonale a prescrit un renforcement de la surveillance; 24 prisonniers de guerre allemands évadés ont été convaincus de délits, appréhendés et remis à la justice après avoir commis de nombreux vols, tout spécialement de bicyclettes.»

Au printemps 1947, on décomptait encore quelques 347 internés prisonniers de guerre évadés.

Loin de se tarir, cette migration allait continuer tout au long de l’année 1947 malgré la libération progressive de tous les prisonniers allemands par les autorités françaises à partir du mois d’avril. Au printemps, des pilotes de la Luftwaffe qui avaient réussi à fausser compagnie à leurs geôliers américains en France étaient ainsi arrêtés, incarcérés et remis rapidement à la gendarmerie française. Entre février et septembre 1947, 398 prisonniers de guerre allemands évadés de France avaient ainsi été appréhendés sur le territoire vaudois. 42 d’entre eux, d’anciens SS, avaient été refoulés séance tenante. Ce ne fut qu’à partir de 1948 que leur nombre diminua.

INTERNER OU REFOULER?

Plusieurs centaines d’Allemands qui essayaient de rallier leur pays furent ainsi capturés sur le territoire suisse dans les années qui suivirent le conflit. Le cas des prisonniers de guerre évadés, comme l’indique le Rapport Bergier, posait toutefois un problème particulier puisque selon la Convention de La Haye, un État neutre pouvait les accueillir, sans y être tenu. La Suisse s’était ainsi réservé une marge de décision. Si jusqu’en 1942, les militaires français évadés des camps allemands purent transiter par la Suisse pour rejoindre la zone française non occupée, le Département fédéral de justice et police allait opter, comme on le sait, pour une grande retenue et préconiser «d’éloigner les éléments indésirables», entraînant bien souvent des conséquences dramatiques selon les populations concernées.

Camp de prisonniers dans la région de Rome.
Wikimedia/U.S. National Archives

D’anciens soldats de la Wehrmacht allaient faire l’objet d’un traitement relativement arbitraire, mais autrement moins cruel que le destin de ceux qui avaient été refoulés précédemment. Certains, à l’instar des soldats de l’Armée rouge évadés des camps nazis et ayant trouvé refuge en Suisse, furent internés dans des camps dépendants du Commissariat fédéral à l’internement et à l’hospitalisation, créé en juin 1940 au sein du Département militaire fédéral. D’autres furent remis aux autorités étrangères.

La situation s’assouplit à la fin du conflit, le Conseil fédéral prenant en 1947 un arrêté qui devait s’appliquer dès le 20 mars pour une durée de trois ans, visant à simplifier la politique menée à l’égard des fugitifs et des émigrants. Dès lors, seules les personnes nées avant 1889, les malades, les infirmes, les enfants de moins de 16 ans et les orphelins étaient autorisés à rester dans le pays. Des exceptions étaient toutefois fréquentes, les personnes pouvant démontrer des «capacités et des mérites particuliers, notamment du point de vue scientifique, intellectuel, artistique, social, humanitaire ou économique» pouvant être autorisées à rester sur le territoire. C’était ainsi en fin de compte à la police fédérale des étrangers de statuer sur les demandes ainsi que sur le sort des évadés allemands.

DE L’AIDE POUR LES FUGITIFS ALLEMANDS

Si des fuyards furent arrêtés, d’autres, en revanche, réussirent à rentrer en Allemagne. Leur nombre nous échappe inévitablement. On sait toutefois que quelques-uns reçurent de l’aide. Jusqu’à la fermeture des représentations diplomatiques allemandes à Berne le 8 mai 1945, ces fugitifs purent compter sur l’aide officieuse des consulats allemands à qui certains auraient pu s’adresser. Le service allemand de l’agence centrale des prisonniers de guerre de la Croix-Rouge à Genève et le consul allemand intervinrent eux aussi en leur faveur. Werner von Holleben demeura dans la cité de Calvin jusqu’en 1946, alors que la Confédération renvoyait officiellement en Allemagne le personnel des représentations allemandes, grâce à ses fonctions de secrétaire de l’Union chrétienne de jeunes gens.

Si l’implication clandestine du service allemand de l’agence centrale des prisonniers de guerre, et certainement de l’Union chrétienne de jeunes gens, dans le rapatriement des évadés allemands à travers la Suisse semble évidente, encore fallait-il pouvoir compter sur un réseau apportant une aide logistique. Celle-ci allait être assurée par le biais de personnes engagées dans l’aide humanitaire qui fournirent des lieux d’hébergement discrets, de la nourriture et des soins, notamment par l’infirmière Barbara Borsinger et la médecin Viola Riederer von Paar zu Schönau qui dissimulèrent un certain nombre d’évadés allemands dans les sous-sols de la clinique des Grangettes, ainsi que par des jésuites de Suisse allemande qui vêtirent de neuf ces prisonniers évadés et qui les aidèrent à passer la frontière à Bâle. Une opération philanthropique nécessitant le secret, en raison des mesures administratives frappant les prisonniers de guerre et qui n’aurait été que difficilement comprise de la plupart des gens, menée — en ce qui concerne Barbara Borsinger et Viola Riederer — par des femmes animées par une foi intense qui les avait déjà amenées à venir en aide à d’innombrables enfants juifs durant la Seconde Guerre mondiale.

Barbara Borsinger.
Archives Hôpitaux Universitaires de Genève

Autres articles