Le faux docteur Meyer
Coureur de jupons, imposteur et couvert de dettes, la biographie du Zurichois Johann Jakob Meyer se lit comme un roman d’aventures. Comment un tel homme a-t-il pu devenir un héros du peuple grec?
«… nous vivons nos dernières heures. La pensée que le sang d’un Suisse, descendant de Guillaume Tell, se mélangera au sang des héros de la Grèce antique me remplit de fierté…». Johann Jakob Meyer écrit ses lignes à un ami le 10 avril 1826, juste avant de tenter une percée désespérée aux côtés des habitants du port grec de Missolonghi contre les Turcs qui assiègent la ville.
Remontons le temps. En 1798, Johann Jakob Meyer naît à la «Maison de la faucille (Haus zur Sichel)», située dans la vieille ville de Zurich. Son père est apothicaire. L’écrivain et politicien Gottfried Keller verra le jour dans la même bâtisse onze ans plus tard. La mère du petit Johann meurt lorsqu’il est encore jeune et son père se remarie peu après. Johann Jakob fait un apprentissage d’apothicaire. Lorsque la famille quitte la ville, il décide de voler de ses propres ailes et épouse Salomea Staub, de quatre ans son aînée, à l’âge de 19 ans. Le jeune mari préférant passer son temps à la taverne en compagnie d’autres femmes, le couple se sépare à peine un an plus tard. Johann Jakob Meyer ne semblait pas s'en soucier outre mesure. En 1819, il a brièvement étudié la médecine à Fribourg-en-Brisgau. Mais le bon vivant a vite accumulé une montagne de dettes et a dû quitter la ville en catastrophe. L’université de Fribourg-en-Brisgau demande aux autorités helvétiques de rembourser ce qu’il doit, mais essuie un refus au motif que «cet homme libertin ne possède rien qui soit à lui…».
Médecin et chirurgien du jour au lendemain
La Guerre d’indépendance grecque contre l’Empire ottoman, en 1821, fournit à notre fils d’apothicaire l’occasion rêvée de quitter la Suisse et de se tirer d’affaire. L’Europe soutient la Grèce de toutes ses forces. Beaucoup pensent qu’il ne s’agit de rien de moins que de sauver la culture hellène des griffes des barbares ottomans. Curieusement, il aura fallu plusieurs siècles avant que l’Europe ne songe à s’indigner de la situation, car la Grèce était aux mains des Ottomans depuis la chute de Mistra en 1460.
Partout, on voit apparaître des «sociétés d’entraide en faveur de la Grèce» et des «comités philhellènes». Johann Jakob propose ses services à celle de Berne comme médecin et chirurgien. Il fait le voyage à leurs frais et avec leur bénédiction. La société ne remarquera que la supercherie que plus tard.
Notre imposteur arrive à Missolonghi à la fin de l’année 1821. Peu après, il épouse Altani Inglezou, la fille d’un négociant qui a pignon sur rue. Son beau-père installe le «docteur» dans une apothicairerie, que celui-ci gère de façon fort adroite. Johann Jakob Meyer se convertit à la foi orthodoxe et apprend vite à parler grec.
Après médecin, journaliste
En 1822, les forces turques se rassemblent devant la petite ville et commencent à en faire le siège. Mais Missolonghi est difficile à prendre, grâce à son port solide. Meyer prend les rênes de l’hôpital local. Les Grecs repoussent plusieurs offensives et les Turcs abandonnent le siège après avoir un hiver pluvieux et de lourdes pertes. Nous sommes en 1824. Johann Jakob Meier devient rédacteur des journaux Tilegrafos et Ellinika Chronika, récemment fondés. Son style haut en couleur plaît au peuple, mais il est loin de faire l’unanimité chez tous ses contemporains.
Lord Byron, illustre personnalité de l’époque, arrive à Missolonghi la même année. Le poète anglais, qui soutient depuis longtemps la cause grecque par ses écrits, financièrement aussi, est un héros aux yeux du peuple… et ne tient pas en très haute estime le verbiage littéraire de Meyer. Une rivalité s’installe entre les deux hommes.
En 1825, les Ottomans reviennent assiéger le port de Missolonghi et proposent un cessez-le-feu que les Grecs refusent. Johann Jakob Meyer, qui a maintenant deux enfants, stoppe son activité journalistique au début de l’année 1826; les tirs ottomans ont eu raison de la presse à imprimer. Les insurgés tentent de percer les lignes ennemies en avril de la même année, mais échouent. L’armée ottomane, forte de 20 000 hommes, fait un carnage.
Qu’advint-il de Johann Jakob Meyer? On ne sait pas s’il tomba sous les balles ottomanes ou s’il fut tué dans l’explosion provoquée par le reste de la population. Le «médecin de Missolonghi», aujourd’hui encore célébré comme un héros en Grèce, est souvent oublié dans les livres d’histoire suisses, qui le décrivent tout au plus sous les traits d’un imposteur.