Émission «Kassensturz» sur la banque de données centrale des assurances, 17.9.1984.
Longtemps, les assurances- vie suisses ont constitué une banque de données réunissant des informations de santé. Les personnes concernées n’en étaient pas informées. En 1984, même si la Télévision suisse a évoqué cette collecte de données illégale, les assurances n’ont d’abord pas modifié leur pratique. Émission «Kassensturz» sur la banque de données centrale des assurances, 17.9.1984. SRF

La sphère privée: un droit fondamen­tal contesté

La Constitution fédérale garantit la protection de la sphère privée. Ce droit fondamental a été limité à plusieurs reprises dans les domaines de la protection de l'État, du système éducatif et du système fiscal.

Martin Lengwiler

Martin Lengwiler

Prof. Dr. Martin Lengwiler est professeur d’histoire contemporaine générale à l’Université de Bâle. Il travaille sur l’histoire de l’État social et l’histoire économique du secteur des assurances.

Conformément à l’art. 13 de la Constitution fédérale actuelle, la protection de la sphère privée fait partie des droits fondamentaux de toutes les personnes résidant en Suisse. Celle-ci comprend le respect de la vie privée et familiale, la protection contre l’emploi abusif des données personnelles ainsi que le respect du secret postal et des télécommunications. La protection de la sphère privée en tant que droit fondamental est un nouveau phénomène, qui n’a été intégré qu’en 1999 dans la Constitution fédérale. Mais cette idée, en tant que principe largement reconnu, est bien plus ancienne. Elle trouve ses origines au XIXe siècle. La garantie d’une sphère privée était à l’époque étroitement liée à l’idée du citoyen républicain. La sphère privée protégeait le libre citoyen des ingérences d’un État fort (c’est-à-dire autoritaire, absolutiste). Le Meyers Konversationslexikon de 1889 définissait le terme «privé» comme étant «ce qui s’oppose à la vie publique» et l’économie privée comme l’opposé de l’«économie publique» ou de l’«économie sociale». Les libertés civiles, nées face au pouvoir croissant d’États absolutistes, étaient d’un point de vue historique étroitement liées à la protection de la sphère privée. En raison de son histoire et du renforcement progressif de ses pouvoirs, l’État fédéral moderne suisse est entré à plusieurs reprises en conflit avec la revendication des citoyens à la protection de leur sphère privée. Le système fiscal de la République helvétique, en vigueur donc à une époque précédant la fondation de l’État fédéral en 1848, en est une bonne illustration. La tentative d’instituer un système fiscal et de taxation moderne échoua au début du XIXe siècle, notamment en raison d’une conception radicale du secret fiscal. Ainsi, dans la région de Bâle, le préfet ne pouvait qu’installer une caisse pour le recouvrement des impôts, sans pouvoir contrôler la somme qui y était déposée par les contribuables. L’argent des impôts était placé dans une enveloppe scellée dont le contenu ne pouvait pas être vérifié par les représentants des autorités. Quiconque déposait la somme correcte devait être la risée de ses concitoyen-nes. On trouvait régulièrement bon nombre de fausses pièces dans la caisse. Ce n’est donc pas un hasard si la Constitution fédérale de 1848 a dû régler un conflit entre l’État et la sphère privée uniquement dans un domaine, à savoir le service postal. La Constitution a ainsi consolidé la position des particuliers en garantissant «l’inviolabilité du secret de la correspondance».
Lettre de Ljubljana à Berne avec cachet de censure, 13.8.1915.
Le «secret postal» fut enfreint en particulier durant les deux guerres mondiales. Cette lettre fut envoyée en Suisse par un soldat. Elle fut auparavant ouverte et lue par la censure militaire de la monarchie austro-hongroise, en un mot: censurée. Lettre de Ljubljana à Berne avec cachet de censure, 13.8.1915. Musée de la communication, Berne
La grande importance que la société bourgeoise a accordée à la sphère privée depuis le XIXe siècle se manifeste, par exemple, dans le secret professionnel, qui trouve précisément un ancrage juridique dans les différentes professions bourgeoises. Le secret médical protégeait le rapport de confiance entre le médecin et ses patient-es, le secret des avocats le rapport entre les avocat-es et leurs client-es et le secret de la confession les échanges entre les ecclésiastiques et les membres de leur paroisse. Sans oublier le secret bancaire, qui estimait que la situation financière des client-es des banques relevait de la protection de la sphère privée, et qui fut inscrit dans la loi en 1933 afin de servir de contrepoids à la nouvelle surveillance fédérale des banques. Au cours du XXe siècle, la protection de la sphère privée a été contestée et restreinte, du moins temporairement, dans quatre domaines soumis à l’intervention de l’État, à savoir la protection de l’État, le système fiscal, le système éducatif et l’utilisation des nouvelles technologies. La protection de l’État, qui existait depuis la fondation de l’État fédéral en 1848, avait pour but de sauvegarder l’ordre étatique. En ligne de mire, des individus et des groupes soupçonnés d’activités séditieuses, qui étaient donc surveillés avec des moyens semblables à ceux utilisés par les services secrets militaires. Au XIXe et au début du XXe siècle, lorsque l’État fédéral était encore relativement faible en termes de fédéralisme, la protection de l’État avait une existence marginale. Depuis la période de l’entre-deux guerres et surtout durant la guerre froide, les activités relevant de la protection de l’État ont toutefois été considérablement renforcées. Des groupes étrangers, de gauche ou d’extrême gauche – en tout près d’un million de personnes – ont été surveillés systématiquement, et le plus souvent à leur insu. À la fin de la guerre froide, lorsque l’ampleur des activités d’espionnage a été rendue publique et a été à l’origine de l’«affaire des fiches», la Confédération a été contrainte de réorganiser de fond en comble la protection de l’État, de la soumettre à une surveillance renforcée et de consolider la protection de la sphère privée des personnes surveillées.
Kudelski, enregistreur espion, magnétophone Nagra SN, 1973.
Le petit magnétophone Nagra SN de la société suisse Kudelski, doté d’une parfaite qualité sonore, est utilisé par la police suisse. Jusque dans les années 1970, il est livré aux services secrets américains pour réaliser des enregistrements dissimulés. Kudelski, enregistreur espion, magnétophone Nagra SN, 1973. Musée national suisse
Le système fiscal est le deuxième domaine où la protection de la sphère privée a été récemment limitée. En comparaison à d’autres États européens, le droit fiscal suisse s’est traditionnellement rangé du côté des contribuables. En effet, les impôts sur le revenu ne sont pas déduits du salaire à titre préventif, comme c’est le cas habituellement dans d’autres systèmes fiscaux, mais calculés ultérieurement sur la base d’une déclaration fiscale. Tout au long du XXe siècle, l’évasion fiscale a été un phénomène relativement répandu en Suisse, en raison notamment des sanctions minimes et de la protection garantie par le secret bancaire. Pour encourager les contribuables à déclarer par la suite des avoirs cachés, la Confédération a accordé à maintes reprises une amnistie fiscale. Cela permettait aux contribuables de dénoncer eux-mêmes la fortune non déclarée sans être sanctionnés. En 1945, suite à une telle amnistie, la fortune imposable a augmenté de 28%, et en 1969, de 25%: l’évasion fiscale était pratiquement devenue un sport national. Cela n’a changé qu’au cours des dernières décennies, sous l’effet de la pression internationale, autant en provenance de l’UE que de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Dans le cadre des accords bilatéraux avec l’UE et avec l’adoption des standards de l’OCDE, notamment en ce qui concerne l’échange automatique d’informations, la Suisse a fortement limité la possibilité, surtout pour les évadés fiscaux étrangers, de profiter de différentes failles du système. Dans les faits, la protection garantie par le secret bancaire a été supprimée. Durant les dernières décennies, il est donc devenu plus difficile d’invoquer la sphère privée pour échapper au fisc.
L’évasion fiscale comme sport national: exemples de fraude fiscale dans l'émission Tell Quel du 25.10.1977. RTS
Le système éducatif représente le troisième domaine dans lequel les autorités étatiques transgressaient systématiquement la sphère privée ou toléraient ce genre de violations. Au XIXe et au XXe siècle, le placement extra-familial d’enfants, d’adolescents et d’adultes dans des foyers ou institutions était souvent accompagné d’atteintes à l’intégrité des élèves et des pensionnaires. On peut citer notamment des rituels punitifs humiliants en public, comme la pratique répandue de faire présenter aux enfants faisant pipi au lit leurs draps souillés et de les leur faire laver devant tous les autres pensionnaires. Même dans les cas d’agressions et de violences sexuelles survenues dans nombre de foyers et d’institutions, la sphère privée des victimes était souvent bafouée, ce qui n’était pas sans conséquences traumatisantes pour les personnes touchées. Dans ce cas aussi, les organisations internationales ont requis une meilleure protection juridique pour les victimes et leur intégrité physique et psychique. L’adhésion de la Suisse à la Convention européenne des droits de l’homme en 1974 a par exemple entraîné, quelques années plus tard, la suppression des lois sur les placements administratifs. La Convention de l’ONU relative aux droits de l’enfant, adoptée en 1989, a également conduit à une plus forte reconnaissance des droits de l’enfant dans la théorie et la pratique.
Jour du bain au «Magdalenenheim», Zurich, vers 1900.
Vers 1900, toute personne dont le comportement n’est pas conforme à celui attendu généralement par la société est vite soumise à des mesures disciplinaires de la part des autorités. Des jeunes gens sont pris en charge dans des maisons d’éducation, telles que ce «refuge pour jeunes filles déchues et repentantes». L’éducation au travail est au cœur des mesures disciplinaires. La sphère privée des pensionnaires y est à peine respectée. Jour du bain au «Magdalenenheim», Zurich, vers 1900. Stiftung Hirslanden Sozialpädagogisches Zentrum für junge Frauen, Zurich
Enfin, les innovations technologiques constituèrent un défi permanent pour la protection de la sphère privée. L’ancien secret postal a été appliqué, après l’introduction du télégraphe et du téléphone, également aux nouveaux moyens de communications. Depuis les années 1960, les nouvelles technologies de surveillance ont entraîné à plusieurs reprises des réponses politiques visant à garantir la protection de la sphère privée. À l’époque, les débats concernaient les systèmes d’écoute miniaturisés et les mini-caméras («mini- espions»), plus tard la vidéosurveillance dans l’espace public, et aujourd’hui la protection de la vie privée et des données dans le domaine des médias sociaux. Avec la numérisation, la protection de la sphère privée a acquis une toute nouvelle dimension. Aujourd’hui, l’enjeu ne se limite pas seulement à l’opposition entre citoyen-nes et État, mais s’étend aussi au pouvoir des grandes sociétés technologiques internationales.

Toute personne a le droit d’être protégée contre l’emploi abusif des données qui la concernent.

Constitution fédérale de la Confédération suisse de 1999, article 13, al. 2

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