
Les cartes et le «destin linguistique de la Suisse»
Poncello ou Puntcell? Illarsaz ou Illarse? Kalbermatt ou Chalbermatt? L’orthographe des noms de lieux et des lieux-dits fit sans cesse l’objet de débats animés dans toutes les régions du pays. Mais la plus grande controverse porta sur la façon de concilier langue écrite et dialecte.
Podcast swisstopo historic (en allemand)
Le bargaiot et l’italien
On ne sait pas précisément ce qui avait motivé les cartographes à changer radicalement les noms. Cette italianisation méthodique visait probablement à assurer l’unité linguistique. Mais en procédant de la sorte, les cartographes avaient bafoué une règle d’or, voulant que les noms soient relevés avec l’orthographe locale. Cette règle était le seul moyen d’avoir la certitude de pouvoir s’entretenir du contenu de la carte avec la population locale.

Patois et français standard
En 1910, V. Rossel s’adressa au Conseil fédéral et exigea une francisation systématique des noms géographiques en Romandie. Il se référait pour cela à un autre partisan de ce changement, le professeur genevois de philologie romane Ernest Muret:
Il faut donc, de toute nécessité, que les noms de lieu patois accueillis sur les cartes et dans l’usage officiel soient désormais francisés, avec mesure, avec tact, avec discrétion, mais d’une façon générale, systématique […].
Malgré ce refus catégorique, les partisans de la francisation réussirent brièvement à mettre en œuvre leur projet sur les cartes du Bas-Valais. C’est le topographe Charles Jacot-Guillarmod qui en fut l’auteur. Collaborateur de haut-rang de l’Office fédéral de topographie, il partageait les convictions de V. Rossel et les appliqua secrètement: en 1908, C. Jacot-Guillarmod francisa furtivement certains noms sur la feuille 484 «Lavey-Morcles» de la carte Siegfried. C’est en raison, entre autres, de cette intervention non autorisée que Ch. Jacot-Guillarmod fut démis de ses fonctions de chef de section de la topographie en 1912.

Suisse allemand et allemand standard
En formulant ses exigences, Guntram Saladin n’enfonça que des portes ouvertes à l’Office fédéral de topographie. À cette époque de défense spirituelle du pays, tout ce qui était perçu comme «véritablement suisse» – dont le dialecte – était encouragé. Pourtant, des voix s’élevèrent contre une «dialectisation» radicale des noms géographiques. Le professeur zurichois de cartographie Eduard Imhof rappela que c’était justement la cohabitation de l’allemand standard et des dialectes qui était typiquement suisse:
L’utilisation systématique du patois est une utopie […]. Le destin linguistique de la Suisse – la juxtaposition du patois et de la langue écrite – transparaît dans nos plans et cartes. Est-ce que cela vaut la peine de se faire des cheveux blancs?

Une question d’identité
Les cantons étant souverains en matière de désignations, le rapport au dialecte et à la langue standard dans les toponymes se distingue encore par une grande variété et des disparités régionales marquées dans la Suisse du XXIe siècle. Il s’agit probablement d’une bonne chose, car durant les quelque 200 ans de l’histoire de la production cartographique officielle, au moins une certitude s’est imposée en Suisse: une unification artificielle des noms géographiques, qu’elle soit au profit de la langue écrite ou du dialecte, rencontre peu de sympathies. Comme Eduard Imhof le fit remarquer en 1945, le «destin linguistique de la Suisse» se caractérise par une cohabitation du dialecte et de la langue écrite – cela s’appliquait hier et continue de s’appliquer aujourd’hui aux cartes topographiques de notre pays.


