
L’art de capturer l’eau
Depuis des siècles, les chutes du Rhin sont un sujet prisé du milieu artistique. Au début du 19e siècle, le peintre anglais William Turner a immortalisé la force de l’eau de manière particulièrement impressionnante.
Cependant, ce phénomène naturel avait déjà été capturé de façon beaucoup plus réaliste une génération plus tôt. Dans le tableau «Le Baptême du Christ» (1521), du peintre flamand Joachim Patinir, on peut observer en haut à gauche une cascade se frayant un chemin à travers de gros rochers, à l’instar des chutes du Rhin. À noter toutefois que ce l’on appelle les «paysages-mondes» de Patinir constituent toujours des collages de divers éléments. Le peintre ne cherchait pas à reproduire fidèlement une topographie existante. À l’époque, la représentation artistique de la nature comme une fin en soi est d’ailleurs inhabituelle.
La représentation des chutes du Rhin à Schaffhouse par William Turner (1775-1851) dans un tableau datant de 1802, constitue une formidable exception. Le peintre anglais, Joseph Mallord William Turner de son nom complet, y fait preuve d’une grande générosité. Au centre de sa représentation grand format, les masses d’eau dévalent et se frayent un chemin entre les rochers serrés. Le tableau prend une dimension inquiétante avec les deux blocs de rochers à gauche, qui menacent de basculer à tout moment dans l’eau.
En revanche, Turner n’applique pas au groupe de personnes au premier plan la technique picturale originale, audacieuse et presque impressionniste avec laquelle il traite l’eau. Pour cette partie du tableau, il recourt aux recettes éprouvées d’un style pictural réaliste. Ainsi, on distingue même le tressage des paniers. La tension entre ces sections du tableau traitées différemment renforce l’aspect dramatique des chutes d’eau.
Le peintre surenchérit avec l’arc-en-ciel suggéré en haut à gauche et l’accumulation de nuages. Par ailleurs, Turner fait fi de toutes les lois de la perspective. Ainsi, l’eau menace de jaillir du cadre à la manière d’un tsunami. Défiant tous les principes de la physique, elle s’écoule toutefois sagement par la gauche du tableau, épargnant tant l’observateur que le groupe de personnes au premier plan.
Avec le staffage, Turner établit un lien entre la nature sauvage intemporelle et l’être humain, dont le temps et le rôle sont limités. L’humain minuscule face à une nature infinie était un motif très apprécié du romantisme, grâce auquel Turner est parvenu à toucher le cœur de ses contemporains. Les valets et servantes occupés avec les bagages et les animaux rappellent la pénibilité des voyages à l’époque. Avant l’invention du chemin de fer, les cours d’eau navigables constituaient les principales voies de transport pour éviter les longs voyages à pied, à cheval ou en calèche dans le meilleur des cas. Les obstacles naturels comme les chutes du Rhin obligeaient les voyageurs à effectuer un transfert de bagages.
Ce n’est toutefois pas un hasard que Turner s’y soit rendu dès le premier de ses six voyages en Suisse. À l’époque, les chutes du Rhin étaient presque une destination logique pour le peintre, si l’on considère son intérêt artistique pour les paysages, qu’il avait illustré avec ses dessins et aquarelles lors de ses excursions au Pays de Galles et en Écosse.
Une rapide comparaison avec les pratiques d’un contemporain à peine plus âgé que Turner, le Tyrolien Joseph Anton Koch (1768-1839), illustre parfaitement ce point. En son temps, Koch était un peintre apprécié, considéré comme le réformateur de la peinture de paysages. En outre, il adorait les cascades. Il connaissait un franc succès à Rome, où il s’était établi comme membre d’un groupe d’artistes, les «Romains allemands». Il était passé par les chutes du Rhin au cours de l’un de ses voyages en 1971, soit dix ans avant Turner. Il en avait réalisé quatre esquisses, de différents points de vue. Il semble qu’il visait alors une reproduction aussi fidèle que possible.
Les différences avec le style de Turner sont frappantes: le paysage de Koch est presque statique, comme un décor. L’inertie n’est brisée que par un minuscule berger et son troupeau, qui contribuent surtout à l’illusion d’une très grande distance avec les chutes d’eau.
Les chutes d’eau verticales qui disparaissent dans un trou d’une profondeur insondable en un nuage de poussière ont quelque chose de dérangeant: nul n’aimerait s’en approcher. Même lorsqu’elles réapparaissent sous la forme d’un ruisseau domestiqué dans un décor idyllique, Koch met tout en œuvre pour renforcer notre crainte de la force prodigieuse de la nature. Ses contemporains avaient déjà perçu son interprétation des chutes du Schmadribach comme un manifeste en peinture pour la liberté naturelle de l’individu, dans le contexte des Lumières.
Le style pictural subjectif et expérimental de Turner s’imposera au cours du 19e siècle. Depuis le triomphe de l’impressionnisme, nous y sommes tellement habitués, que des artistes comme Koch, avec leur style académique parfait, nous semblent plutôt insipides. Turner lui-même se radicalisera au fil du temps, comme le montrent ses dernières œuvres, toujours plus dissoutes dans des nuées colorées expressives.
La représentation picturale exagérée des forces de la nature souligne de manière indirecte la capacité des humains à, sinon apprivoiser ces forces, du moins les utiliser à leurs fins. Dans le même temps, les peintres ont créé une réalité idéalisée.


