Nature morte de Willem Claeszoon Heda, 1634. Le peintre a placé la salière en argent exactement au centre du tableau.
Nature morte de Willem Claeszoon Heda, 1634. Le peintre a placé la salière en argent exactement au centre du tableau. Rijksmuseum Amsterdam

Le sel de la vie

Le sel est bien plus qu’une simple épice: il est essentiel à la vie et constitue donc un bien précieux. Pendant des siècles, la Suisse a été dépendante des importations de sel mais un spécialiste allemand du forage et «saliniste» persévérant change définitivement la donne en 1836.

Thomas Weibel

Thomas Weibel

Thomas Weibel est journaliste et professeur d’ingénierie médiatique à la Haute école spécialisée des Grisons ainsi qu’à la Haute école des arts de Berne.

Toute personne qui travaille reçoit en contrepartie un traitement, un salaire, qui tire son origine du mot latin salarium, la solde avec laquelle les légionnaires romains étaient payés. Salami, salade, salaire: tous ces termes dérivent du mot original sal, qui signifie «sel» dans de nombreuses langues depuis des siècles. Sans sel, il n’y a pas de vie: le sel de table, plus précisément le chlorure de sodium dont la formule chimique est NaCl, est le plus important de tous les minéraux. Entre 150 et 300 grammes de sel circulent dans le corps d’un être humain adulte. Chaque jour, jusqu’à 20 grammes sont excrétés, qui doivent être remplacés via la nourriture. On l’utilise pour assaisonner les aliments et pour conserver la viande, le poisson, le fromage et les légumes. En outre, ce minéral a toujours joué un rôle majeur dans l’artisanat et le commerce, notamment pour le tannage, la poterie, la pharmacie ou encore dans la chimie, grâce à laquelle il permet de produire du froid: si vous mettez des bouteilles de bière dans une casserole avec de l’eau et des glaçons saupoudrés de sel, la boisson se refroidit brusquement.
Femme devant un tas de sel à Schweizerhalle, 1950.
Femme devant un tas de sel à Schweizerhalle, 1950. Bibliothèque de l’ETH Zurich
En Méditerranée, sur la côte atlantique française, en Inde et en Amérique centrale, l’extraction du sel était en principe simple: l’eau de mer, qui contient en moyenne 35 grammes de sel par litre, était acheminée dans des bassins peu profonds appelés «marais salants», et après évaporation, les cristaux de sel restants étaient récoltés. Le hic: toutes les populations ne vivent pas sur les côtes. À l’intérieur des terres, les options disponibles étaient l’extraction du sel des lacs salés et l’exploitation du sel gemme stocké dans les mers préhistoriques, qui était soit collecté dans des mines, soit dissous dans l’eau et évaporé dans des poêles plates. Après son extraction, le sel était transvasé dans des sacs, plus légers que les barils habituels, puis transporté sur de longues distances, sur les routes du sel appelées «viae salariae». Il était échangé, thésaurisé, taxé et utilisé à des fins spéculatives et politiques.
Extraction du sel par évaporation de l’eau de mer, d’après De re metallica libri XII de Georgius Agricola, 1566.
Extraction du sel par évaporation de l’eau de mer, d’après De re metallica libri XII de Georgius Agricola, 1566. Bibliothèque de l’ETH Zurich
Représentation de la production de sel dans les salines de Halle (Saxe-Anhalt), gravure sur cuivre vers 1670.
Représentation de la production de sel dans les salines de Halle (Saxe-Anhalt), gravure sur cuivre vers 1670. Universitäts- und Landesbibliothek Sachsen-Anhalt
Étant dépourvue de littoral, la Suisse était presque entièrement dépendante des importations de sel jusqu’au XIXe siècle. Le sel du Tyrol et de la Bavière alimentait les Grisons et la Suisse orientale, Berne se fournissait principalement en Bourgogne, Genève et la Suisse romande en Camargue, le Tessin, la Suisse centrale et les vallées du sud des Grisons s’approvisionnaient en sel méditerranéen, de Venise à l’Afrique du Nord. Au Moyen Âge, le commerce du sel était en principe libre. Cependant, des relations internationales et beaucoup de capitaux étaient en jeu et la liberté de commerce est restreinte à partir du XVIe siècle, ce qui fait émerger une «noblesse du sel»: Hans Heinrich Lochmann (1538–1589) de Zurich et Benedikt Stokar (1516–1579) de Schaffhouse contrôlaient les importations de Savoie et de Camargue, et le bourgeois de Genève Hippolyte Rigaud (1558–1624), le Valaisan Michel Mageran (1575–1638) et Gaspard Stockalper de la Tour (1609–1691) celles de Venise et de France. La famille patricienne des Besenval (XVIIe/XVIIIe siècle) à Soleure ou François Fatio (1622–1704) à Genève ont également tiré leur richesse du commerce du sel.
Gaspard Stockalper de la Tour, originaire de Brigue, peinture réalisée par son gendre Georges Christophe Manhaft, 1672.
Gaspard Stockalper de la Tour, originaire de Brigue, peinture réalisée par son gendre Georges Christophe Manhaft, 1672. Wikimedia
Les mines de sel de Bex VD.
Les mines de sel de Bex VD. Wikimedia / Souvaroff
Malgré la découverte de gisements de sel considérables à Bex (VD) au milieu du XVIe siècle, la Suisse est restée dépendante des importations. Cela change brusquement lorsque le spécialiste allemand du forage et «saliniste» Carl Christian Friedrich Glenck (1779–1845) fait une découverte près de Muttenz le 30 mai 1836, après des années de tentatives infructueuses dans les cantons de Berne, du Valais, de Soleure, de Zurich, de Schaffhouse et de Bâle-Campagne. À une profondeur de 135 mètres, le trépan touche une couche massive de sel gemme de 6 mètres d’épaisseur. Entrepreneur qu’il est, Glenck fonde la saline Schweizerhalle, qui commence l’exploitation industrielle un an plus tard; rapidement, la production atteint 10 000 tonnes par an. En parallèle, d’autres gisements sont découverts: en à peine une décennie, Schweizerhalle est concurrencée par Kaiseraugst, Rheinfelden et Riburg AG. Depuis 2014, les sites miniers suisses de Riburg, Schweizerhalle et Bex, toujours actifs aujourd’hui, sont réunis sous l’égide des Salines Suisses SA et produisent 400 000 à 600 000 tonnes de sel par an avec leurs quelque 200 employés.
Tour de forage de la saline de Schweizerhalle. Photographie d’Edith Bader-Rausser, avant 1959.
Tour de forage de la saline de Schweizerhalle. Photographie d’Edith Bader-Rausser, avant 1959. Musée national suisse
Le «Saldome 2», le hall de stockage de sel en forme de dôme à Rheinfelden, achevé en 2012.
Le «Saldome 2», le hall de stockage de sel en forme de dôme à Rheinfelden, achevé en 2012. Wikimedia / Brenneisen
Le sel de la terre, le sel de la vie, mettre son grain de sel… le sel est omniprésent dans la langue et la culture. À toutes les époques, le sel a toujours été non seulement vital mais aussi précieux, et en tant qu’«or blanc», il a toujours revêtu une dimension hautement symbolique. Le tonneau de sel était signe de prospérité, ce qui lui a valu de devenir une icône de la peinture. À l’époque baroque, le sel était même un symbole de pureté et, parce qu’il était essentiel à la vie, du Christ lui-même; renverser une barrique était considéré comme un mauvais présage. Pas de sel, pas de vie, pas de Dieu: «Mais tout cela ne vient que de ton désolant athéisme!», écrit Gottfried Keller en 1879 dans le roman Henri le vert: «Où il n’y a point de Dieu, il n’y a point de sel et point de consistance!»
Les tours de forage désormais classées des salines de Riburg à Rheinfelden, près de Möhlin.
Les tours de forage désormais classées des salines de Riburg à Rheinfelden, près de Möhlin. Wikimedia / BOBO11

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